Citations de Fabio Scotto (57)
JAN JANSZ VAN DER HEYDEN, CROISÉE DE CHEMINS DANS UN BOIS,
Les hommes sont tout petits
Les arbres sont immenses
Elle le panier sur l’épaule
emmène son fils nu-pieds
au devant d’un gentilhomme à cheval
Deux hommes pêchent à la ligne dans le fleuve
Une rousse s’appuie au rebord de la fenêtre
elle puise
Feuillages blancs de lumière
Le monde qui naît
Qui se peint
IASI, 16 mars 2022
à Mariana Savka, poétesse ukrainienne
Les heures agrippées aux mains du temps
Iasi, 16 mars 2022
Sur mon vol j’aperçois (je crois) Francesca Mannocchi
avec ses opérateurs, certainement de retour
d’un reportage de guerre
Froid,
demain il fera ici moins douze degrés
pensée pour les amis roumains
qui touchent du regard la frontière moldave
le nain tsariste attaquera-t-il cette nuit
avec ses chars échoués dans la boue
avant que le brouillard des bois ne les engloutisse
proie livrée aux Ukrainiens.
Maria Savka ne m’a pas répondu
je me souviens d’elle souriante en 2010 à Ptuj
elle me parlait de poésie et de théâtre
devant un verre
(sur la place elle chantait comme Esmeralda
en jouant du tambourin…)
Le vent m’entaille le visage
je ne sais dire si c’est la fin d’une époque
mais l’odeur des morts empeste l’air
autour de Kiev
Les soldats russes croyaient naïfs à un exercice
ils sont en vérité de la chair à canon
les civils par centaines croupissent en prison
parce que pour Moscou la dissidence n’a aucun sens
ils arrêtent même les vieilles de quatre-vingt-dix ans.
Quel avenir nous attend ?
Renaîtront-elles les fleurs entre les mines ?
Les enfants massés dans les bunkers, dans les gares
Les femmes enceintes épuisées abandonnent sur des civières
les hôpitaux bombardés
les grappes d’un raisin d’acier brûlent les théâtres
les écoles, sèment la terreur dans les colonnes de réfugiés
Tout perdre
Fuir en cinq minutes
L’histoire ne pardonne pas, elle n’est pas charitable
mais elle se rappelle tout, toujours
Rappelle-toi de moi quand nous ne serons rien
si j’étreins ton ombre parmi la foule
Que le sort te soit miséricordieux
Et que jamais ne l’emporte la mort.
(inédit)
Traduit de l’italien par Sylvie Fabre G.
L’À-Venir
Vie, qui t’en vas
à chaque instant perdu
[…]
vie qui es illusion,
sale promesse
tristesse bleue
comme tes yeux qui l’avalent.
Gavirate
Clair de lune
sur le lac
à Gavirate
Après la pluie le vent
secoue les branches
des peupliers nus
près de la plage
Lido
les drapeaux du camping
flottent aux rafales
Clair de nuit
lumière crue
sur l'argent des vagues
algues mortes
Bateaux abandonnés
souvenirs d'été
épaves
Une balançoire dans le noir
Là je t'ai vue
Je t'ai perdue
Cahier préalpin (1999)
NICOLAES MAES, LE TAMBOUR INDISCIPLINÉ, 1655
La mère coud
face au berceau
ses joues sont roses
rouge son caraco
L’enfant dort
près de la fenêtre
feuillages contre les vitres
lumière maladive
et diaphane
Lui droit et bouclé
sous son chapeau gris
refuse d'entendre raison
Il se frotte les yeux
la baguette jetée à terre
Il rêve des prairies
D’autres jeux
D’autres chansons
Une fête
Une guerre
L’Intouchable /IX
Je t’embrasse les yeux fermés
L’amour rend ta voix plus enfantine
Ta bouche s’entrouvre peu à peu
Maintenant je connaîtrai ta langue
mais pas le nom
perdu dans ta bouche
Mords ma propre langue
arrache-moi à la condamnation de la parole
fais-moi venir sur ta peau sombre
qui tremble et gémit de peur
qui frémit se donne résiste
et s’offre encore aux doigts
rythmiques tendus
sur l’âme qui brûle
fébrile dans le calme
pour ne pas mourir
pour devenir légère
Futur, ancien, fugitif / Futuro, antico, fuggitivo
extrait 3
un homme dont la taille dépasse de beaucoup la moyenne est
un homme resté aussi petit qu’un enfant est un
homme qui n’a qu’un œil est un homme privé d’yeux est
un homme qui ne peut bouger est un homme
qui ne peut pas entendre est un homme qui ne peut pas
parler est un homme privé d’une main est un
homme dont les deux jambes sont inégales
// Olivier Cadiot
/ Traduzioni di Fabio Scotto e Fabio Pusterla
JAN FYT, VASE DE FLEURS ET BOTTE D’ASPERGES, 1650
Fleurs violacées
et azalées dans un vase
un vert foncé
la griffe blanche des asperges
On frappe à la porte
La nature est morte
JACOB ISAACKSZ VAN RUISDAEL, CHEMIN À TRAVERS CHAMPS DE BLÉ DANS LE ZUIDERZEE, 1660-1662
Deux sentiers se rejoignent
dans la plaine qui monte
Soleil qui filtre
entre les nuages
Au loin
une maison
un moulin
une cathédrale
Des vaches en pâture
un vagabond
un chien
Le gris menace l’azur
Qui sait où c’est
le Zuiderzee…
GERRIT DOU, JEUNE FEMME À SA FENÊTRE AVEC UNE CHANDELLE, 1658
Elle écarte le rideau de la main
le sein serré dans sa guimpe
elle tient une chandelle
regarde en bas
La nostalgie la tue
Elle rit à peine
JAN JOSEPHSZ VAN GOYEN, PAYSAGE HIVERNAL AVEC PERSONNAGES SUR LA GLACE, 1643
Ils patinent sur la glace
tiennent des hastes
poussent des luges
l’un se penche pour ramasser son chapeau
emporté par le vent
La mer est un boulevard
Moulins et barques dans le fond
Là-haut
dans les nuages
vole un oiseau
ENVELOPPÉ PAR LES FLAMMES LE VISAGE BRUNIT…
Extrait 3
Je regarde le ciel, les nuages qui courent, rapides, rasant les cimes. Leur blancheur sur les hautes branches, leur plus de noirceur à l’horizon mais teintée d’un bleu cobalt d’où filtrent les rayons malades du soleil. Ainsi mes mots sur toi qui maintenant es devenue herbe et convies chaque libellule. Mort vivante du vert, cœur fouetté par le vent. L’arbre que je ne suis pas dort à tes côtés.
Traduction inédite de Sylvie Fabre G.
EMANUEL DE WITTE, LE VIEUX MARCHÉ AUX POISSONS DANS LE DAM, 1650
La femme à la coiffe
pose son panier sur l’étal
Derrière elle des visages assombris
taillés dans les ténèbres
La lumière naît
de l’argent des écailles
gros poissons
ventre à l’air
tandis que coule le sang
On fait de bonnes affaires ce matin
à Amsterdam
Légèrement en retrait un lévrier
une sardine à la gueule
Une cigogne
Esseulée
Le lac dans le lac
Extrait 3/3
Mais c’est dessous que cet abri montre son ventre vide envahi par le va-et-vient du ressac. Ses murs sombres ne peuvent rien contre la vague qui se brise sur le bois pourri, rongeant les planches.
Personne ne sait où est la barque qui habitait ces rivages. Disloquée par l’incurie ou la tempête, elle offre peut-être ses cuisses à l’avidité des brochets d’eau profonde, au large de l’Îlot Virginia.
Le lac dans le lac
Extrait2/3
Puis l’eau commence – mais nulle pureté d’eau de source – poussée vers le large. Non, elle est comme prisonnière d’une autre barrière de bois qui en fait un lac dans le lac, avec des algues longues comme des cheveux qui ondulent en transparence, tels des serpents sur le bord, dans l’attente du vent.
Tout près se trouve une espèce de cabane sur pilotis, ouverte de divers côtés. Au-dessus, un toit rudimentaire couvert de poils cotonneux comme du raphia ; d’un côté, une planche rugueuse portant plusieurs trous, sur laquelle se détache, peinte en rouge à la main, une pancarte avec ces mots : “ Atten/Dang ”, en une langue abrégée trahissant la maladresse du scribe….
Le lac dans le lac
Extrait 1/3
C’est un potager derrière un grillage mal tendu. Des planches, toutes à l’intérieur d’un périmètre bien délimité, dont les légumes tendent comme des bras leurs feuilles au soleil dans une herbe bien coupée où çà et là des taches d’ombre affleurent. La terre descend en terrasses, bravant le vide du lac sur lequel deux larges troncs de bouleau s’arquent tels des nœuds de vertèbres. C’est comme une hernie végétale entre la base du tronc et la racine, où se faufilent lézards ou grenouilles….
Le visage inconnu
3
Tombent
brisés
les yeux
Tu entends leurs cristaux
faire naufrage
éclats mouillés
d’invisible
Qui sait
à présent
depuis quelle némésis
quel point indéterminé
du sol
brille la trace rétinienne
bouche secrète
baveuse de l’impact
Image explosée
Rosa aulentissima
érodée
palpitation visqueuse
sur le manteau neigeux
où bat
sa soif toute nue
//Traduit par Bernard Noël
Le visage inconnu
2
Épaules
vues de dos
sans visage
une vague de cheveux
descend blonde
à Cou
Regard ailleurs
elle incendie l’air
regard
dans un frisson de lumière
un moment vide
Retour aux yeux
à la caverne des orbites
Être un mur rupestre
une nuque percée
un instant du corps
inconnu
Mesurer en vain
le peu
le plus
//Traduit par Bernard Noël
Le visage inconnu
1
Cet accroc
à ton bas fumé
voix de la soie
ouverture à la soif
de chair
blanche au-delà
de la couverture du voile
Dans le ciel qu’il déchire
entre les jambes croisées
de la jupe au rien
Seule vérité
//Traduction Bernard Noël
Extrait 2/2
Tu lis Rilke
dans l’après-midi finissant
la main fébrile enfouie
dans le paquet de chips
Tu mâches à la hâte
tes blessures
Mordilles sur tes doigts fuselés
des envies de douleur
Révèles des dents blanches
sur une gorgée d’eau
le regard effleure les pages
annotées en allemand
s’éloigne
s’arrête se perd dans le vide