Fadéla M'Rabet, féministe algérienne de la première heure, est docteur en biologie. A la suite de la publication de La Femme algérienne (Maspero 1965) et de Les Algériennes (Maspero 1967), elle est interdite d'enseignement, de médias et doit quitter l'Algérie. Aujourd'hui Parisienne, elle a été maître de conférences et praticien des hôpitaux à Broussais Hôtel-Dieu. Elle a également publié, en septembre 2008, chez Riveneuve Editions Une enfance singulière et Le Muezzin aux yeux bleus.
Entretien avec Pascal Priestley réalisé au Salon du livre inter national d'Alger (SILA) le 23 septembre 2011
Un jour on s'aperçoit que demain, ce n'est pas l'infini. Que l'infini se trouvait dans le regard de ceux qu'on a aimés. Dans le timbre de leurs voix quand ils prononçaient notre nom, quand il devenait une note de musique dans leur chant, un parfum, une fleur de leur colline, un souvenir de leurs batailles.
L'infini, c'étaient les vastes destins qu'ils rêvaient pour nous, quand les soirs de lune nous étions les invités des étoiles.
Kateb Yacine nous disait que la condition de la femme est due à la jalousie de l’homme, mais beaucoup de femmes prennent la jalousie pour une preuve d’amour. Erreur funeste. Le désir de posséder la femme n’est pas le fait d’un amoureux, mais d’un prédateur.
Toute littérature prend naissance dans une souffrance et l’on écrit pour s’en délivrer, la sublimer, lui donner une expression universelle, éventuellement en faire une arme.
Quand la réalité est insupportable, elle devient celle de nos cauchemars et c'est nos rêves que nous nous mettons à vivre.
Plus que les mains, c'est la voix qui touche, c'est le regard qui caresse.
La caresse est entière dans le timbre de la voix.
J'étais rivée au visage des adultes comme à mes livres. Mais ces livres-là étaient écrits dans des langues anciennes. Je les contemplais comme des hiéroglyphes aussi mystérieux que les tatouages sur le front de Djedda, ses armoiries. J'essayais de déchiffrer cette lueur au fond des yeux, avec le sentiment qu'elle savait tout, mais ne voulait pas tout révéler pour nous préserver.
Je regardais les paysages avec la même intensité que les êtres qui m'entouraient.
Ce sont ces êtres-là qui peuplent mes paysages, qui sont mes racines. Mais ceux, nombreux, qui sont partis au firmament de leur vie ont gardé intacte cette image d'aigles de l'Atlas, pour eux-même et pour les autres. On ne les verra pas en vieillards affaiblis, déçus. En détresse devant les promesses non tenues de leurs enfants.
Plus encore que de liberté sexuelle, les jeunes ont soif de connaissance, parce qu'ils ont besoin de reconnaissance et de respectabilité.
Ce désir d'élévation, que beaucoup confondent avec un désir d'ascension sociale, était déjà pathétiquement présent dans la nuit coloniale.
Le mépris du colonialiste a été si bien intériorisé qu'être pris pour un Européen est un hommage pour beaucoup d'Algériens. Dire à un Algérien "Ah, vraiment, ça ne se voit pas. j'ai cru que tu étais un Européen" est considéré souvent comme un compliment.
L'Algérie est un creuset, nous sommes le produit de multiples métissages et il y a une telle diversité que le regard est sans cesse sollicité, captivé. Plus qu'en Tunisie, plus qu'au Maroc, où les populations sont plus homogènes.
Si l'on pense qu'être pris pour un Européen est un compliment, c'est qu'on pense que l'Européen est un modèle de beauté. Le colon a tellement valorisé l'homme blanc que blanc est devenu synonyme de beau, intelligent, civilisé.
Il y avait des professeurs pendant la colonisation qui ne donnaient jamais la première place à une élève algérien, l'Européen devait rester indépassable. Cinquante ans après l'indépendance, les critères du colonisateur restent intériorisés.
Il faut vraiment qu’ils nous haïssent pour qu’un père livre une petite fille confiante et pleine de rêves, élevée dans la pudeur et mysticisme, à un inconnu qui la forcera, l’utilisera, puis, usée et vieillie prématurément par des grossesses successives, la rejettera