Rue Saint Pierre, début 1856.
[...] Camille avait revêtu le grand uniforme pour se rendre chez Charles. Il savait qu'il y aurait du beau monde à cette soirée. Charles l'avait prévenu et il ne voulait pas rater son entrée dans la "grande société" rochefortaise. Il était fier de cet uniforme, qu'il trouvait nettement plus beau depuis que le Second Empire avait décidé d'y réintroduire les broderies d'or que la Seconde République avait supprimées.
La coupe cintrée de l'habit en drap bleu, croisant sur la poitrine, garni de chaque côté de neuf gros boutons d'uniforme, brodé d'or au collet et aux parements lui donnait une élégance rate et mettait en valeur sa taille fine, son cou au port haut et sa belle carrure. Les dessins des broderies qui figuraient une baguette à dents de scie, des feuilles d'acanthe et une ancre, ainsi que les épaulettes en or mat à petites torsades étaient d'une finesse qui seyait bien à celle de son visage. Le ceinturon tressé or et soie bleue, porté par-dessus l'habit et fermant au moyen d'une boucle de forme ovale timbrée, comme il se doit, de l'ancre de marine accentuait encore la finesse de sa taille. Avec son pantalon de drap bleu orné aux coutures latérales d'un galon d'or, Camille était beau. Seul détonnait, dans son apparence, le chapeau bicorne qu'il avait du mal à porter avec sa longue chevelure.
Même s'il n'avait aucune influence dans le processus ou dans le contrôle de la qualité des métaux réalisés dans la fonderie, Camille aimait y passer du temps. La chaleur des fours, les couleurs, les odeurs, le bruit, tout éveillait les sens et Camille aimait ce qu'il éprouvait au plus profond de sa chair dans cet environnement. Il trouvait une certaine beauté, presque une poésie, dans le travail des puddleurs. Il était admiratif de leur savoir-faire, de leur coup d'œil, mais aussi des efforts et de l'endurance dont ils étaient capables.
Dès que la fonte commençait à fondre et que de petites flammes bleues, caractéristiques de la combustion du carbone, apparaissaient à sa surface, le puddleur diminuait le tirage de la cheminée afin d'abaisser la température du four. Il commençait alors à brasser le métal en fusion pour le mettre en contact avec la sole du four où il avait préalablement prédisposé ses scories et produits : oxydes, minéraux basiques et fondants. Le brassage était difficile et exigeait des efforts musculaires importants, à proximité immédiate des fours. L'odeur de sueur se mêlait alors à celle du souffre et du métal en fusion. Le puddleur devait véritablement labourer la fonte et les scories, malaxer le magma, pétrir la matière. [...] L'orange vif du métal en fusion, où se mêlaient de temps en temps encore quelques flammèches, éclairait alors l'atelier où des ombres immenses s'étalaient sur les murs : celles de géants, d'une force surhumaine, brassant un magma duquel, un jour, un poisson fabuleux verrait le jour.
Ce livre a aussi pour vocation de replonger le lecteur dans l'ambiance du Second Empire, dans celle de sa Marine et plus particulièrement dans ce que j'imagine être celle de la ville de Rochefort à cette époque, trop souvent occultée lorsqu'il s'agit de parler de l'histoire de cette cité-arsenal ...
(extrait de l'avant-propos signé François Guichard)