Françoise Delmon

Armentières. Le 14 avril 1995

A Armentières, dans l'air piquant, de rares flocons dansaient, légers, puis venaient fondre sur le macadam glissant. Dans le plaisant café Leffe sur la place du Général De Gaulle, attablé devant son petit noir, comme chaque matin, Pascal David ne pouvait détacher son regard de la une du quotidien « La Voix du Nord » : Un charnier venait d'être mis au jour au lieu-dit du «Bois des Carmes », sur les berges du canal de Furnes, non loin de la frontière Belge. Il avait lu avec empressement l'article en page 3, tout y était consigné ; les trois squelettes, les âges, les mensurations et les époques approximatives.

Ce serait plus facile de sombrer, mais l’instinct de survie est toujours plus fort.
Les minutes s’égrènent lentement, le malaise a disparu comme il était venu. La réalité reprend sa place en me mettant face à mon présent, puis, insidieusement le passé simple revient, se réactive plus calmement.
Depuis un an, régulièrement, mon esprit dissèque en long, en large et en travers ma brève et pesante existence, il cherche… voudrait comprendre… ausculte les moindres recoins de ma mémoire…

Il est bien plus facile de haïr que d’aimer, la haine permet de fuir, de se replier, de se recroqueviller, d’être seule et de ne rien devoir à personne, nourrir la haine en son sein, c’est l’engendrer, la multiplier, lui donner de la force, c’est la négation de l’avenir. L’amour au contraire est contraignant, il oblige à se découvrir, à s’ouvrir, à aller vers les autres, à montrer ses fractures, ses travers et ses défaillances comme dans le miroir convexe

Pascal blêmi sous le choc de cette nouvelle inattendue. « Ils les avaient déterrés !!! » ces mots s'imprimèrent un à un dans sa tête, tel un glas funeste répété en écho. Son front, malgré la fraîcheur ambiante s'emperla de sueur. Les jambes flageolantes il régla sa consommation, plia le journal qu'il fourra dans sa poche instinctivement, sortit du café, et, semblable à un homme ivre, prit en titubant le chemin de son domicile.

La froidure de cette fin décembre engourdit mes doigts déjà violacés, j’ai une certaine habitude pourtant… mais là, c’est encore plus douloureux. Mes doigts ne me répondent plus, je laisse échapper ma craie, qui se brise en deux morceaux sur le visage terrifié de Scrooge face au fantôme (de son associé Jacob Marley décédé sept années auparavant). J’adore ce vieux conte de Noël. Ma mère me le racontait souvent lorsque j’étais petit, ensuite ce fut au tour de Pénélope, puis, maman nous avait acheté le DVD « Le Noël de Mickey », le même conte vu par Walt Disney, et nous étions totalement fans Pénélope et moi… Avec la période des fêtes de Noël, je voulais changer de registre, toucher le cœur des passants et surtout l’imagination des enfants. Mon esprit, embrumé par le froid et l’alcool, s’était tout de même mis en action, il le fallait bien, et cette histoire avait immédiatement surgi de mon passé, il était sorti de mon cerveau, me rappelant de douces années d’innocence.

Tout le monde m’avait abandonné, je comptais pour du beurre… Ils ne m’avaient même pas « calculé »… plus un enfant… pas tout à fait un adulte… mais ça ! Tout le monde s’en foutait !!! Du moment que j’étais majeur je devais me débrouiller seul et subvenir à mes besoins. Comment ?…Que croyaient-ils ? Que le meurtre de mon père, la psychose destructrice de ma mère et l’arrachement de ma petite sœur ne m’avait pas ébranlé, meurtri, détruit… Parce que j’étais un homme ! Est-ce qu’on est un Homme, à dix-huit ans, quand on a tout perdu, quand l’avenir ne s’écrit plus qu’en lettres de craie sur un trottoir sale et froid ?

Malgré son taux d’alcoolémie élevé, le bougre reste vigilant. Pareil à une « tique » – c’est ainsi que je l’ai surnommé – il me suit partout, il me piste telle une proie pour sucer ; mon sang, mon argent, ma vie. Depuis longtemps, il rôde dans mon sillage. Il est petit, malingre et recroquevillé, au milieu de sa grosse tête ses yeux sont globuleux et injectés de sang, il ressemble un peu au Gollum du Seigneur des anneaux. Je me suis souvent demandé s’il faisait partie de mes agresseurs, la bande des quatre salauds ?

Il fallait vivre et ne pas s’enterrer dans un quotidien déprimant, ne pas mourir, ouvrir ses yeux, ses bras et son cœur, c’est plus simple à dire, qu’à faire !

Vivre constamment sur le qui-vive lui pesait, elle craignait pour Benoit, pour lui, pour elle et pour Charly… Elle avait accepté longtemps cette situation parce qu’elle l’aimait ! Parce que l’argent était facile ! Et aussi parce qu’il lui promettait de changer… Mais là, elle n’en pouvait vraiment plus.

« J’avais entrepris une lutte insensée !
Je combattais la misère avec ma plume. »
Honoré de Balzac