Je constatai que les
internes des grandes classes pouvaient fumer à l’internat
quand les pions ne le pouvaient pas et que le principal tolérait
les cheveux longs des garçons pourvu qu’ils fussent
propres et bien coupés. En ce mois d’octobre 1967, je
sortais d’un internat de sept années vécues dans
un lycée où tout ceci, jeunes filles nombreuses, fumer
au grand jour et cheveux longs composaient une utopie.
Demeurer à la même place me convenait parfaitement, car celle-ci était unique, stratégique.
Étant centrale et assez latérale, cette position me permettait d’observer presque toute la classe avec peu de mouvements du corps et des yeux. C’est que j’étais cerné par les filles, devant, derrière, sur les côtés.
Pour exacerber mon attention au cours, je me forçais par
moments à ne regarder que des garçons. Ça ne fonctionnait pas longtemps, car il y avait toujours une donzelle qui remuait un tant soit peu ou qui murmurait… bref, j’étais devenu un malade, un obsédé. Je dus me répéter
que je ne m’étais pas préparé à un tel assaut visuel, mais que je devrais vaincre ma distraction,
veiller à ma tenue vestimentaire et à mon comportement pour traiter mon incurie.
En retrait et légèrement à gauche, à un même pupitre, siégeaient deux beautés méditerranéennes
qui semblaient d’une complicité totale. Je ne regrettais pas d’avoir choisi le lycée de Bézons pour
redoubler.
En philo, par contre, le niveau général de la classe avait beaucoup souffert. L’altération de la qualité des cours était en rapport direct avec les tourments infligés au jeune enseignant célibataire chargé de cette
discipline. La présence en classe de trois jeunes filles parmi
plus de quarante garçons était une grande nouveauté au lycée cette année-là. Comme pour aggraver le trouble causé, deux de ces trois adolescentes faisaient honneur, de temps en temps, de façon ravissante et provocante, à la récente mode des minijupes et mini-robes. Je
n’avais pas été impressionné par ces filles lorsqu’elles firent irruption dans notre vie de garçon, car elles étaient noyées dans la masse et que mon
énergie était tout entière accaparée par ma détermination à obtenir le bac.
La terrible consanguinité, le pervers inceste avaient frappé le
bagage de la cigogne chargée de me convoyer dans ce cruel
monde. En 1948, en Algérie, le planning familial n’existait pas. Mon père était le petit-neveu de ma mère.
Ayant à peu près le même âge, ils se connaissaient depuis la petite enfance. La proximité, les
hormones et les exemples nombreux autour d’eux que les
interdits n’existaient pas firent le reste. J’avais découvert cette situation me concernant depuis ma plus petite enfance en entendant la famille qui pouvait présenter une aïeule tantôt comme mon arrière-grand-mère
par mon père, tantôt comme une tante par ma mère.
L’explication me fut fournie sans réticences, mais le temps qui passa m’éclaira sur mon sort de premier de la fratrie.
Quant aux filles, elles étaient aussi charmantes que pouvaient l’être des merveilles de dix-huit ans. Je passais de longs moments à les observer dans la cour pendant les récrés. Certaines
se voulaient mystérieuses, arborant des tenues qui pouvaient paraître ésotériques. De longues robes traînant
presque au sol, décorées de motifs floraux ou. compliqués de signes indéchiffrables, habillaient les adeptes de la tendance hippie. D’autres adolescentes étaient fantasques, n’hésitant pas, pour se faire remarquer, à
émettre des exclamations inattendues ou à s’esclaffer
assez fort sans raison apparente. La plupart, toutefois, étaient
d’un naturel conforme, attendu.
C’était un trophée. La jeune fille séduite n’avait pour lui pas plus d’importance qu’une proie traquée et chassée dont les bois sont prélevés pour être exposés. Sans respect, sans affect, sans empathie. Le coup de poing que je lui assénai sur le nez fut puissant, direct et fit jaillir du sang. Je fus retenu par les garçons les plus proches. Personne ne vint aider ou panser le blessé. Je pouvais être violent et difficilement contrôlable lorsque j’étais confronté à une injustice ou une provocation, c’était un trait de caractère que je ne savais où ranger : dans les bons ou les mauvais aspects de ma personnalité.
Enfin, un tout petit
rôle, mais un personnage cependant, me fut attribué.
Peut-être parce que personne ne voulait interpréter un
livreur dans une telle splendeur de dialogues écrits par
Harold Pinter (The Room.
Harold Pinter.1957.).
Le sujet du maître avait été largement modifié
et transformé, mais l’ensemble apparaissait cohérent
et digne d’intérêt. J’avais accepté,
car au cours de deux auditions, j’avais bien noté que
Daniel s’inquiétait pour ce rôle qui, bien que
court, était crucial pour l’intrigue. Je n’avais
malheureusement pas évalué avec soin les contraintes
liées à cet engagement.
Comme je dansais plutôt bien le rock, je fus sollicité par plusieurs filles, dont ma sœur. Enfin survint
l’inévitable série de slows, lesquels, fort attendus par celles et ceux qui s’étaient plu, permettaient des rapprochements apaisant les désirs de contacts qui les avaient précédés. Anne vint dans mes bras. Je lui entourai une épaule et plaçai mon autre main sur son dos. Le contact de ce corps souple se balançant en cadence, cette chaleur sous la peau de mes mains, me procura un
puissant émoi que je n’avais pas imaginé éprouver un jour en compagnie de ma jeune amie des jours d’enfance.
Et je vvl’avais embrassée sur la bouche. La mère d’Anne nous avait vus. Cette maman, étonnée par la situation, ne dissimula pas sa satisfaction. Elle m’avait vu grandir et. m’avait toujours témoigné de la sympathie, elle
dut imaginer que je pouvais éloigner Anne de la fréquentation
d’un garçon qui n’était pas en odeur de sainteté chez elle. Mais, ce même jour, un dimanche
donc, Anne se volatilisa et rejoignit son amour trompé. Je
n’en avais pas été particulièrement affecté. C’est à ce moment que Pauline rangea
définitivement Anne dans la catégorie des libertines.
Je pus cependant constater deux faits. D’abord, Pauline plaisait beaucoup et je devrais me soucier sérieusement de mon comportement et de mes sentiments pour la conserver. C’était flatteur pour mon ego, mais cela me rendait responsable d’un avenir que je ne voulais voir se détériorer à aucun prix. Et enfin, mon voisin de pupitre en classe était du coin. Celui-ci paraissait une personne fort différente, riant, chantant et parlant à haute voix. L’alcool a des vertus. C’est en partageant
avec lui un fond de cognac que je me rappelai que ce voisin muet
s’appelait Faure.