La mer menait la danse, tour à tour riant et rageant, selon qu'elle croyait en finir avec ce putain de morceau de terre qu'elle sentait toujours solidement accroché aux vieux fonds bâtis pour l'éternité.
Une sacrée lutte qui durait depuis des siècles, depuis les premiers jours où les deux éléments se faisaient face ...
Il n'y a que les vieux nantais pour se souvenir encore de l'île Mabon.
Vers 1900, la grande ville de l'Ouest, voulant élargir sa ceinture et se mettre au goût du temps, fit une nouvelle toilette, supprima les deux ilots de l'entrée du port, construisit un pont transbordeur, bâtit de nouveaux quais sur les prairies et les grèves, se voulant moderne juste au moment où son déclin commençait ...
Sens dessus dessous, oui, pareille à une barque retournée, et déjà prête à l'enfoncement, l'île disparaissait complètement sous l'avalanche des eaux.
Mais le vent ne l'avait pas démâtée encore.
Le phare, la pointe de l'église, se dressaient toujours bravement ...
Le vent d'hiver était revenu sur la montagne, pas trop fatigué de son voyage autour du monde à en juger par sa violence sans cesse accrue.
De crainte qu'on l'eût oublié pendant les autres mois, il parcourait au galop, hennissant comme un cheval, les vallées, les cluses les plus étroites, sautant par dessus les roches, et, pour troubler le coeur des hommes, secouait chaque maison, y pénétrant aussi par la fente des portes, tournait dans les pièces, enlevant la cendre des foyers et soufflant sur la fleur rouge ...
Les matelots de Nantes ne commandent plus, comme autrefois, dans les havres secrets où se calfatent les femmes.
Le temps n'est plus où, de grands voiliers abattant voilure après deux ans de mer, sortaient, bouillants comme des diables, des équipages chargés de continence et déjà saouls rien qu'à respirer l'odeur de la terre ...
A midi, sur un signal répété partout, les portes des magasins s'ouvraient, rejetant ce qu'elles avaient avalé le matin, qu'elles reprendraient tout à l'heure.
C'était le film du travail quotidien réglé une fois pour toutes par un metteur en scène qui n'avait pas beaucoup d'imagination mais une extrême ponctualité ...
Seule dans l'eau qui couvrait la plaine, la chaumière du père Izacard ressemblait à un bateau avec son apparence de coque renversée, sa fumée qui sortait du toit et volait bas à cause d'un vent de terre plutôt mollasse ...
Toutes les noces ne se font pas en robe blanche, au chant indiscret d'une cloche ...
C'est pour ça qu'on retrouve à bord, fidèle à l'amarrage, le vieux bourlingueur à la barbe radotante et juteuse, le gars à la forte tête qui n'aura jamais rien d'un matelot et qui n'en remet pas moins son sac sur les bailles tant qu'il peut, le pilotin fiérot autant qu'ahuri à qui l'équipage reprochera de manger le pain d'un mousse, le nègre ou le mulâtre qui joue de la flûte et porte un foulard rouge, le cuisinier prenant des airs parce qu'on le croit de Paris et que sa cuisine est mangeable.
Rien à faire pour les mettre hors de la barque ou d'un livre.
Ils se cramponnent à la tradition ...
Il fallait une tête solide et des poumons d'acier pour vivre en ce déchaînement quotidien, dans ce lieu déshérité que les gens d'autrefois avaient baptisé "les Mauvais Vents", les "Mauvents" avec l'usage.
Une seule famille avait résisté sur le terrible haut, celle des Noguer, faite de créatures insensibles, aussi bien à la solitude qu'aux éléments, possédant, elles, cette tête, ces poumons capables de braver le souffle et l'isolement ...