Lorsqu'on sort d'un livre pareil, c'est forcément sans le souffle nécessaire à se replonger tout de suite dans un autre ouvrage.
L'envie semble comme être restée suspendue à ses dernières pages.
Paru en 1943, "La figure de proue" est un de ces livres que l'on n'oublie jamais.
Le trois-mâts-barque "Vendée", les flancs pleins de nickel, revient de Tio, la calédonienne.
Sa figure de proue, déesse aux cheveux épars renvoyés de chaque côté de la coque comme des ailes, semble fixer le large obscur et guetter l'horizon de ses deux grands yeux vides et cruels.
Au moment où le matelot François Martineau, grimpé dans la mâture, va, au bout du monde, apercevoir les deux îles de Diego-Ramirez, son ami Pierre Leguen, abattu par une étrange langueur dans le poste des tribordais, va passer ...
La première partie du livre, prise seule, aurait pu être une superbe et triste nouvelle de littérature maritime.
C'eût été méconnaître tous les talents de Gilbert Dupé.
Dans une deuxième et troisième partie, il va donner à son récit une nouvelle dimension inattendue.
Blessé, François Martineau, de retour à terre, va trouver refuge dans le canton de Gouarec, dans la famille de son ami, presque frère, Yves Morfouace.
Il va y rencontrer Jeannick, une vraie fille de Cornouailles, un coeur frémissant au bord de la vie ...
Mais aussi la troublante Claude Bergan, la jeune demoiselle des Salles ...
Dans ce livre tout est antagonisme qui se choque et se fracasse !
Entre la Terre et la Mer ...
Entre le grand large agité du Cap dur et la petite maison de l'écluse 137, nichée sur les bords tranquilles du Blavet ...
Entre la tendresse rassurante de Jeannick et la sensualité nerveuse de Claude ...
Entre un destin fait de courses lointaines et une vie tranquille de "ventre-à-choux", à veiller sur le canal ...
Comme dans chacun de ses ouvrages, Gilbert Dupé excelle à brosser les décors, à croquer les personnages.
Il peint ici la disparition d'un monde, la fin de la continuité du trafic fluviale entre Nantes et Brest par la suppression de 17 écluses, noyées sous le nouveau lac artificiel de Guerlédan.
Il y campe aussi de superbes personnages aux prises avec leurs sentiments et leurs désirs.
Le livre est splendide.
Il est écrit par une fameuse plume.
Gilbert Dupé ne fait aucune concession.
Il peint comme est la vie, souvent sombre, parfois claire.
Comme elle, sa prose parfois est crue mais elle n'est jamais ni vulgaire, ni triviale.
L'écrivain évoque mieux qu'il ne pourrait montrer.
"La figure de proue", en 1948, est devenue un film dont les têtes d'affiches étaient Mony Dalmès, Madeleine Sologne et Georges Marchal.
Quand au livre, il a été réédité, en 2003, aux éditions de "L'ancre de marine" ...
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C'est pour ça qu'on retrouve à bord, fidèle à l'amarrage, le vieux bourlingueur à la barbe radotante et juteuse, le gars à la forte tête qui n'aura jamais rien d'un matelot et qui n'en remet pas moins son sac sur les bailles tant qu'il peut, le pilotin fiérot autant qu'ahuri à qui l'équipage reprochera de manger le pain d'un mousse, le nègre ou le mulâtre qui joue de la flûte et porte un foulard rouge, le cuisinier prenant des airs parce qu'on le croit de Paris et que sa cuisine est mangeable.
Rien à faire pour les mettre hors de la barque ou d'un livre.
Ils se cramponnent à la tradition ...
Faire ce qu'il faut !
Allons, François Martineau, le matelot, le coureur de monde, le hardi cap-hornier tanné par le vent et la mer, se prépare à entrer définitivement dans l'existence des "ventre-à-choux" dont il s'est tant moqué, autrefois, comme s'il n'y avait plus de navires dans les ports, ni d'horizons promis aux coeurs aventureux ! ...
Laissant les coffres à la gare, ils mirent le cap sur la Fosse.
En ce temps-là, la ville était encore fidèle au passé, avec ses îles, ses ponts branlants traversés d'eau, de courants et de sables, la Loire s'étant faufilée partout.
Les âmes simples s'en contentaient.
Quand ils aperçurent le quai, les rangées d'arbres, les chantiers, les navires, les maisons noircies et le pont transbordeur dressé comme un portique sur la large Loire, les copains comprirent que leur heure sonnait à une horloge qui ne savait pas les quarts et ne piquerait que de fameux moments.
Ils se regardèrent en rigolant, la soif au bord des dents ...
La vie ne distribue pas que des coups de pied au cul, elle sait aussi passer la main dans le dos, donnant par exemple aux navigateurs le repos, le vin et les femmes ...
La nuit n'a pas d'horloge pour ceux qui s'amusent ...