Ma mère vivait dans l'instant, totalement, le passé n'existait pas pour elle et ne l'entrainait pas sans cesse, comme moi, vers un gouffre menaçant. C'était là sa force.
Leonty avait passé une dizaine d'années en combats, évacuations, séjours en camp. Il avait cassé des cailloux sur les routes avec les forçats en Yougoslavie, dormi sur les planches nues des baraquements en bois en Allemagne, puis à Sérifontaine. Il n'avait pas eu de vrai foyer depuis l'âge de quatorze ans. Il n'en pouvait plus, il était déjà usé ; le ressort était cassé.
Toute petite, j’ai vu des choses terribles : des gens brulés vifs, dépecés, emmurés vivants, pendus par les pieds, la tête en bas, ébouillantés dans des chaudrons comme des porcs. Des gens à qui l’on avait crevé les yeux, coupé le nez et la langue, ôté toute la peau comme un gant. Les Rouges utilisaient des mercenaires chinois qui découpaient sur le corps des officiers blancs leurs épaulettes absentes et tout leur uniforme. De vrais artistes.
Les croyances populaires imprégnaient notre esprit - apportées au marché par les paysans, véhiculées par les chansons, les comptines et les proverbes qui servaient à conjurer le mauvais sort ou à amadouer un destin capricieux. Elles nourrissaient les contes ; ce n'est pas pour rien que Gogol était ukrainien. Nul mieux que lui n'a saisi l'esprit du folklore méridional, à la fois poétique et fantastique. Beaucoup de gens croyaient à l'esprit de la maison, le domovoÏ, dont il fallait ménager l'humeur fantasque. Le vodianoï, l'esprit des eaux, s'amusait à noyer les baigneurs imprudents qui oubliaient de se signer avant de se baigner, et le liéchy, l'esprit des bois, aimait égarer les voyageurs qui s'épuisaient à tourner en rond dans la forêt.
"Tais-toi, la vie est une chose terrible, elle ne vaut pas la peine d'être vécue", me dit-elle un jour quand, enivrée par le printemps, je sautais de joie en m'écriant : "La vie est belle !" J'avais alors huit ou neuf ans. "Je n'ai jamais aimé aucun homme", affirmait-elle aussi avec, dans la voix, une note de fierté. Pourtant, elle aimait les hommes, et tous tombaient amoureux d'elle. Mais elle ne pouvait trahir "Sérioja, mon seul amour dans la vie", comme elle l’écrivait peu de temps avant sa mort. La compagne de sa vie, riche et bien remplie, fut une profonde mélancolie et son cortège de maladies psychosomatiques qui nous plongeait, nous, ses enfants, dans les abimes d'angoisse, nous faisant craindre qu'elle ne nous quitte en nous laissant seuls au monde.
C'est là où j'ai vraiment compris à quoi tenait le charme si particulier de Paris que j'avais trouvée au début si sombre et si sale, exiguë, parfois sinistre : c'était une ville où il n'y avait pas de cadavres dans les rues au petit jour, où l'on ne passait pas la nuit à attendre l'arrivée d'une armée inconnue, où les têtes des pauvres hères décapités ne séchaient pas au soleil comme des fruits trop mûrs - une ville où l'on pouvait respirer, flâner, passer des heures sans crainte aux terrasses des cafés, une ville où l'on vivait à l'époque plus à l'extérieur qu'à l'intérieur, malgré le climat. Une ville où l'on pouvait prendre du bon temps, même si on travaillait dur et qu'on avait pas beaucoup d'argent.
Que ton exil soit ta fierté :
Il dit partout ta liberté !
LERMONTOV