Azizah de Niamkoko est l'archétype du roman colonial d'après-guerre. Son auteur, Henri Crouzat, était architecte et urbaniste. On lui doit l'hôpital de Lomé et le premier plan d'urbanisme de la ville. Rédigé en 1953, sa satire emprunte aux ...lieux et aux personnages qu'il a côtoyés. L'action se déroule dans la petite ville imaginaire de Niamkoko, dont le nom a été forgé à partir de ceux de Niamey, de Conakry et de Cotonou. Il en va de même pour la capitale Kobilonou (Conakry, Abidjan, Lomé, Cotonou). Régulièrement réimprimé depuis sa première publication en 1959, porté à l'écran en 1986 (avec Julien Guiomar dans le rôle principal), sa réédition par les Editions Montbel est l'occasion d'une plongée grinçante dans la société coloniale à l'aube des indépendances.
Henri Crouzat n'épargne personne, ni les Blancs dont il critique la médiocrité, ni les Noirs dont il stigmatise l'immaturité. Il en a nettement conscience, n'hésitant pas à dédicacer, bravache, son livre « à tous les ennemis (qu'il) va (lui) faire ». Il n'en embrasse pas moins pour autant un parti : celui du colonialisme. Mettant dans la bouche du gouverneur Jihenne - double transparent de Noutary qui gouverna le Togo de 1944 à 1948 - ses convictions les plus tranchées, il considère que la France a apporté les lumières de la civilisation à un continent resté en marge de l'Histoire : « Les hommes qui s'attachaient à leur brousse la façonnaient avec amour. Avant eux, il n'y avait rien. Ce sont eux qui sont à la base de l'évolution de tout un peuple. » (p. 94). Les indépendances qui se dessinent interviennent trop tôt et se passeront forcément mal : « L'Afrique était bien partie. Regardez ce que nous avons fait en cinquante ans. Encore cinquante autres années et nous aurions pu construire un vrai peuple, une communauté policée et intelligente ! Demain, tout sera perdu, gâché, détruit ! » (p. 245).
Azizah est l'héroïne du roman qui porte son nom. Elle est le fruit de l'union illégitime d'Enny, un vieux broussard Blanc et d'une mousso peule. Cette métisse est le point de rencontre de deux communautés qui cohabitent sans se comprendre.
C'est dans sa description des Noirs que Crouzat est le plus rétrograde. Plus il est « évolué », plus le Noir est dangereux. le pire est le politicien Kadjalla - sous les traits duquel on reconnaît Anani Santos l'un des pères de l'indépendance togolaise. « Pur produit du colonialisme » (p. 147), formé chez les prêtres, boursier de l'enseignement supérieur, il embrasse le marxisme durant ses études de droit en métropole et sera élu député. Kouffo, le commerçant, ou Agboko le notable affichent à l'égard des Blancs une servilité qui n'a d'égale que la jalousie qu'ils leur inspirent et à l'égard des autres Noirs un mépris souverain (« Nul n'est plus dur avec un noir qu'un autre noir » p. 40). Akou est une personnalité intéressante : ancien tirailleur, il est revenu du front avec une femme blanche qui dut être rapatriée faute de pouvoir s'adapter à la vie dans la brousse. Instrumentalisé par Kadjalla dans sa conquête du pouvoir - il devient la tête de liste de son parti politique pour Niamkoko - il finit par se retourner contre son mentor et par l'égorger. Les seuls nègres qui trouvent grâce aux yeux de l'auteur sont ceux qui ne se sont pas laissé pervertir par la civilisation, tel Barkouassi le pisteur.
Moins choquante est sa description de la communauté blanche. Son ironie est méchante pour ceux qui sont en bas de l'échelle, pour tous ces « petits blancs » que l'autorité grise trop vite. Mais elle touche juste dans des descriptions qui n'ont rien perdu de leur actualité : qui n'a pas croisé dans ses séjours en Afrique un boutiquier aussi raciste que Pégomas, un jeune juge idéaliste comme Conil ou un bellâtre visqueux comme Bahet ? Parfois l'ironie se fait moins mordante et le portrait presque tendre. C'est le jeune couple Clément, fraîchement débarqué du Gers, gonflé d'illusions, mais qui sait rester simple et s'émerveiller de sa vie nouvelle. C'est Enny, le vieux broussard, qui se laisse attendrir, ses vieux jours venus, à l'arrivée de cette enfant qu'il ne se connaissait pas. Et plus on monte l'échelle sociale, plus Henri Crouzat devient admiratif. Qu'il s'agisse du gouverneur ou du vicomte de Villevieu dont l'énergie herculéenne a trouvé en Afrique un continent à la mesure de son appétit.
Azizah est moins le portrait d'une société que le regard qu'une certaine élite blanche anti-anticoloniale portait dans les années 50 sur cette société. Ce regard est déjà nostalgique d'un ordre qui est en train de se défaire. Sans pousser la comparaison trop loin tant ces deux oeuvres n'ont pas la même profondeur littéraire, Azizah n'est pas sans analogie avec le Guépard de Lampedusa (paru en 1958). Sa complaisance nostalgique n'est pas dénuée de lucidité. Même si Crouzat estime que les Blancs ont, par la supériorité de leur civilisation et la persistance de leurs efforts, acquis des droits historiques dans leurs colonies et que les Noirs retomberaient dans le désordre s'ils étaient abandonnés à eux-mêmes, il tient la marche vers les indépendances comme un fait acquis contre lequel aucune révolte n'est pensable. Mieux vaut s'y adapter comme le fait le vicomte de Villevieu qui n'hésite pas à braver les règles de bienséance de Niamkoko pour annoncer, lors du mariage de la fille de l'administrateur, ses fiançailles avec Azizah.
Cette critique a été publiée dans le numéro 246 de la revue "Afrique contemporaine" de l'AFD
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