Citations de Henry Jouin (28)
Vu de profil, ou vu de face,
Ce maître puissant, dont la trace,
Sentier que l'on suit sans péril,
Invite à marcher vers les cimes
Et prépare aux élans sublimes?
— Vu de profil!
Vu de profil, ou vu de face.
L'artiste modeste qui passe
Sans bruit, estimant puéril
Chez ceux dont le nom toujours sonne.
Ce qui n'a trait qu'à la personne?
— Vu de profil!
Vu de profil, ou vu de face,
Ce disparu dont on efface
L'oeuvre et le nom, talent viril
Autour duquel la vigilance
Des plagiaires fait silence?
— Vu de profil!
Vu de profil, ou vu de face,
L'homme de coeur qui veut qu'on fasse
Moins âpre le chemin subtil
Où trébuche et doute l'artiste
Sans appuis, solitaire, triste?
— Vu de profil!
Vus de profil ou vus de face?
— Heureux d'avoir manqué d'espace
Pour flageller l'être au coeur vil,
Je voudrais plus ample l'hommage
Aux vaillants, aux forts, sur ma page
Vus de profil!
LE MARBRE MATIÈRE PRÉFÉRÉE DU SCULPTEUR. — Le marbre doit être la matière préférée de l'artiste. Sa formation lente est un gage de durée. Il ne réclame aucune préparation. Le ciseau peut l'entamer sur le seuil même de la carrière. Ses gîtes sont innombrables.
Splendeur du vrai, la beauté pousse au cœur de l'homme des racines plus profondes que la vérité toute seule. Tandis que celle-ci se laisse contempler par l'œil du penseur et s'impose à lui sans l'enivrer, la beauté imprime à son être je ne sais quelles secousses impétueuses qui précipitent les pensées et les sensations au dedans de lui.
Il y a cent ans, les origines apparaissaient confuses. De bonne foi, personne ne se doutait guère que la sculpture sur le sol de France eût eu ses jours glorieux au temps de Charlemagne et de Philippe-Auguste. Airard, le sculpteur du portail septentrional de Saint-Denis, au VIII' siècle ; Tutilon qui travaillait à Metz en 880 ; Theudon, de Chartres ; Guillaume, abbé de Saint-Benigne de Dijon : Odoranne et Guillaume, de Sens ; Sigon, de Fougères, qui florirent du dixième au douzième siècle, étaient ignorés des critiques et des historiens d'art.
Avant que le palais du Champ de Mars eût ouvert ses portes, des critiques se sont plu à exalter le caractère distinctif des Expositions françaises. A Londres, à Vienne, a Philadelphie, disaient-ils, on se sentait dominé par l'industrie; à Paris, c'est l'art qui l'emporte. Alors que les produits manufacturés, les machines, tiennent le premier rang en Angleterre, en Autriche, aux États-Unis, ce sont les oeuvres peintes ou sculptées qui occupent en France la place d'honneur. A les entendre, l'utile a été la préoccupation maîtresse des peuples de l'Europe, lorsqu'ils ont ouvert des Expositions, tandis que le beau nous subjugue et s'impose à nous, alors même que les intérêts industriels paraissent seuls en jeu.
Vous avez vu passer un enfant, une jeune fille, un vieillard: vous vous sentez ému. C'est le Beau qui vous a touché. Il vous attire, il vous ravit. C'est à peine si vous l'avez entrevu, et déjà vous n'êtes plus complètement votre maître. Quelque chose qui n'a rien de raisonné vous emporte. Le Beau ne se juge pas, il commande.
L'art a-t-il un but, une fin reconnue, essentielle, nécessaire?
Si l'art est une force, il ne peut échapper aux lois qui gouvernent toutes forces, de quelque ordre quelles relèvent. Qu'est-ce qu'une force ! C'est une puissance active. Il ne peut y avoir action sans mouvement. Tout mouvement dérive d'un principe, suit une direction et tend vers un but.
Nous devons sculpter en nous, par nos oeuvres, notre propre statue à l'image de l'idéale beauté; seulement alors, nous aurons le droit et la puissance de la sculpter plus tard dans les âmes ou sur le marbre.
L'art par excellence, ce n'est ni la peinture ni la statuaire. Ars artium regimen animarum; l'art suprême c'est le gouvernement des âmes. Et quel est l'homme qui n'ait au dedans de lui, sous la main de sa conscience, une âme à pétrir et à former!
Certes, voilà qui est rare. J'ai traversé beaucoup d'ateliers. Ce qu'on y trouve en belle place, en pleine lumière, ce sont ordinairement les œuvres de l'artiste que l'on va voir. Faut-il blâmer cette coutume des peintres et des sculpteurs? Pourquoi? Que l'homme d'art se plaise dans le regard fréquent qu'il porte sur ses pensées peintes ou modelées-, cela peut lui être profitable. Si son œil est subtil et fin, si son esprit est indépendant, il devient à lui-même son critique. Qui donc jugera mieux l'oeuvre que l'ouvrier? Au reste, cet entourage de toiles ou de statues peuplant l'atelier du maître qui les a produites, est un enseignement pour le visiteur. Elles complètent l'homme. Elles attestent son activité. Elles portent témoignage de son génie.
La vibration prolongée de l'intelligence et de la volonté communique un ébranlement salutaire à l'être tout entier. La soif de l'expression met en mouvement son activité. L'oeuvre qui va sortir de ses mains lui apparaît sous une forme incomplète. N'importe. Il se sent possédé du besoin d'agir. Il souffre du mal divin qui a fait Dante et Phidias. Cette fièvre, ce terrible et doux labeur, durera jusqu'à l'heure où l'idée pressentie aura reçu son équation dans une forme typique.
Lorsque la vérité se présente à nous sous forme de principes nécessaires, irréductibles, son évidence nous frappe, sa clarté nous séduit. Or, la vertu d'intelligence qui s'empare de la vérité dans son essence, s'appelle le génie.
L'art est quelque chose de plus que le savoir faire. De la matière habilement pétrie ne constitue pas une oeuvre sculptée. De l'encre et du papier ne font pas un livre en se fondant. Il faut à la matière l'action d'une pensée pour créer l'oeuvre d'art.
BENJAMIN-CONSTANT - PEINTRE
Certaines victoires éclatent comme une fanfare; elles frappent à l'improviste et rendent indispensables les éclaircissements de l'historien. Par contre, il en est d'autres que tout le monde pressent et, bien avant que la fortune ait marqué du doigt le triomphateur, l'opinion publique le désignait. Tel est le cas de M. Benjamin-Constant, lauréat de la médaille d'honneur en 1896. Il y a près de dix années que ses pairs se montraient disposés à lui décerner cette distinction. Quelques voix à peine lui ont manqué aux derniers scrutins. Cette fois, c'est chose faite. Plus de deux cents artistes se sont comptés sur le nom du peintre, à l'heure de sa maturité.
Le but le plus digne de la sculpture, c'est de perpétuer la mémoire des hommes illustres.
Or, si je compare l'orateur au sculpteur, ce n'est point sans raison. De même que l'orateur jette son plaidoyer, le statuaire apporte son bloc d'argile devant la foule.
La parole deviendra livre; l'argile sera marbre. Mais c'est l'argile, — ou le plâtre qui en est l'image, — que nous voyons le plus souvent dans nos expositions publiques. Et remarquez en passant où conduit la différence des procédés.
Un homme parle, on le fait grand. Un statuaire lui succède, on dit de toutes parts: Attendons le marbre On ne disait pas devant l'orateur: Attendons le livre.
Il est assurément moins difficile d'écrire une Vie de Le Brun que de dresser le catalogue de son œuvre avec ordre et critique. Les peintures on dessins du maître, dont nous avons ressaisi la trace, s’élèvent au chiffre énorme de quatre mille. Encore que la France possède dans ses palais, ses collections
publiques on les cabinets d’amateurs le plus grand nombre des ouvrages de l'artiste, certaines pages importantes doivent être cherchées en Italie, en Autriche, en Allemagne. en Russie. en Angleterre.
Depuis un demi-siècle environ, les peintures de Le Brun ne sont plus recherchées par les amateurs. À la vogue dont les œuvres du maître ont joui dans toute l’Europe succède aujourd'hui l'indifférence, presque l’oubli. Peu s’en faut que la fertilité du génie de l’artiste ne lui soit reprochée comme un grief. C’est hier qu’un critique français, ayant eu à parler de la riche collection des dessins du Louvre, laissait tomber celte parole amère :
"Il est vrai qu’une ombre sinistre se répand sur la statistique de nos trésors lorsqu'on s’aperçoit que nous possédons 2,389 Le Brun."
Gagner Weimar ne présentait rien de difficile, mais comment arriver jusqu’à Goethe? Ampère et Cousin, pour être agréables à David, s’étaient empressés d’écrire au poète allemand. Le statuaire était porteur de leurs lettres, mais le souvenir de Londres ne le quittait plus, et, pendant une journée, l’artiste hésita.
Il fallut commencer par quelque chose.
David rencontre un mouleur : il essaye d’en obtenir de l’argile, du plâtre et les ustensiles nécessaires à l’oeuvre qu’il médite. Mais, 0 fatalité! ni l’artiste ni son compagnon de route ne parviennent à se faire entendre. Survient un passant, M. Coudray. Français lui-même, il a reconnu des Français. En quelques minutes tout s’éclaircit, et le figuriste procurera ce qu’on attend de lui.
Dirons-nous que la vie du maître fut exempte d’erreurs, que son œuvre est sans lacunes? Non. La critique tient sa place à côté de l’éloge dans notre livre. Toutefois, nous saurons prouver que la volonté de l’artiste n’a pas démenti son intelligence. Patriote dans ses pensées, il l’a été dans ses actes jusqu’au désintéressement le plus absolu.