Citations de Isabelle Alentour (28)
Il y aurait
Le rythme d'un pas sur le chemin
l'effacement
et la présence recommencée
une pluie de petites choses
sérieuses et serrées contre soi
jusqu'à l'épuisé de la main
jusqu'à la caresse sur la joue
Bien avant que le jour ne se lève…
Bien avant que le jour ne se lève, bien avant que je
n’ouvre vraiment les yeux, j’ai perçu le rythme léger
et régulier de votre souffle dans mon dos. Tout dou-
cement je me suis retournée, et suis restée là, à
distance d’effleurement de peau, sans bouger, à
vous respirer, sans oser le moindre geste pour vous
toucher.
…
//Revue : Ce Qui Reste
POUR NE PAS PERDRE LA PLUIE…
Pour ne pas perdre la pluie
Et le clapotis mat des gouttes au carreau
Pour ne pas perdre l’aube qui rosit
Et l’envol de l’oiseau dans les traînes du vent
Pour ne pas perdre l’ivoire
Et les ombres dorées quand la lune se courbe
Pour ne pas perdre l’été
Et le feu du soleil sur tes paupières closes
Pour ne pas perdre le blanc du rocher
Tellement blanc au soleil que tu plisses les yeux
Pour ne pas perdre le balancement de tes jambes sur l’eau
Et le chatouillement de la vague
Pour ne pas perdre le miel de sa bouche
Et le chant des abeilles de ses lèvres à ton cou
Pour ne pas perdre l’heure qui file aussi tranquillement
Que le goéland dans le ciel
Pour ne pas perdre le jour d’avant
Les jours paisibles
L’âge d’or
Pour ne pas perdre la vie
Quand bien même l’oubli
Écris dans chaque instant, mon ami
Écris dans l’infini
C’était un mardi…
C’était un mardi.
(Dix-huit heures cinquante-cinq)
J/e jouais du violon dans le grand salon, concentrée.
Sensation brute d’être observée.
Redressant la tête j/e me suis découverte dans le miroir, mignonne
comme une absence.
Si p a r f a i t e m e n t s e g m e n t é eUne jambe éparse, un pied désarticulé, trois doigts, deux de perdus, la
clavicule désencastrée, deux cuisses fermant un triangle.
(N’oubliez pas ce reflet, c’est celui des enfances déchiquetées, celui
d’après qu’elle s’est remariée)
HEURES DOUCES D’UN APRÈS-MIDI D’ÉTÉ…
Extrait 3
Quelquefois un mot grossier, échappé d’une bouche, me cingle.
Un mot mort, presque mort mais qui entaille la longue veille.
Celle des gamines désarmées aux rubans mal noués.
Celle des brûleurs de lois aussi.
À la peau aussi lâche qu’une prière susurrée en bouche molle.
Tout ventre de fille ébréché est un pays envahi.
Certains jours …
Certains jours je n'ai pas le courage de penser
J'observe le monde
J'aimerais savoir nommer chaque chose
Le vouvoiement une caresse dit-on…
Le vouvoiement une caresse dit-on, le tutoiement un partage.
Le vouvoiement une réserve, le tutoiement un accueil.
Le vouvoiement une distance, le tutoiement une proximité.
Le vouvoiement une défense, le tutoiement une intimité.
Et soudain, dans le creux de la nuit, dans l’enchantement
des corps et des souffles mêlés, entendre murmurer : —
Vous êtes belle, Madame… — Je suis à vous, Monsieur…
…
//Revue : Ce Qui Reste
Une grosse goutte de pluie…
Une grosse goutte de pluie s’écrase sur l’épaule nue.
D’un doigt vous la séchez, en l’étirant sur sa peau.
Une ligne incurvée se dessine. Le ciel claque. Il est
l’heure soudain, le temps presse. Rentrez vite. Les
dunes vont chanter.
…
//Revue : Ce Qui Reste
JE NE SAIS RIEN DE LA LETTRE…
Je ne sais rien de la lettre
qui compose le mot
qui compose la phrase
qui compose l’histoire
Je ne sais rien de l’idée
de l’intelligence
ou de la pensée
je ne suis qu’un galet
Mais je suis prêt à tout dire
à tout écrire
je suis prêt à tout lire et à tout écouter
Je peux même me risquer à évoquer la mort
la baptiser attente
ou ignorance
la nommer éternité
taire mon propre nom
Des mots pour le dire, le corps des femmes dans le lointain, cela n’existe pas, prétendent-ils. Alors quel besoin d’avoir des oreilles, hein, pour écouter leur récit, celui du corps des femmes devenu lointain et pour lequel il n’existe pas de mots
D’un doigt suivre en douceur …
D’un doigt suivre en douceur la courbe qui part de
dessous l’oreille, descend le long du cou et longe
l’oblique de la clavicule. De la paume faire une
conque ajustée à l’arrondi de l’épaule. Rester là
sans bouger. Communion.
…
//Revue : Ce Qui Reste
V – Comme dans un rêve
JAMAIS D’ABORD, NI CONTRE…
Extrait 3
Ne prononcez pas ces mots.
La seconde mort.
Celle qui se troue d’un blanc après que tout est fini.
L’oubli des victimes.
Non, ne vous fatiguez pas à prononcer ces mots.
Les égouts de l’histoire s’en chargeront.
V – Comme dans un rêve
JAMAIS D’ABORD, NI CONTRE…
Extrait 1
Jamais d’abord, ni contre, la densité d’un corps et le geste qui efface.
Qui tient au poids du silence.
Tout ce dont la langue fut coupée.
Tout ce qui se putréfie d’être tu.
Écrire.
Peu.
Donner un nom à ce qui échappe : le trop intime, le monstrueux.
Écrire avec la retenue des forêts.
Sans souffrance inutile pour les arbres manquants.
En dessous des épaules démarrent les brumes.
Coagule le sang.
Rien ne s’ouvre qui permette l’avant.
À mon poignet un autre mutisme.
Ça ne finit pas, non, ça ne finit pas.
(Ne pouvoir écrire, seconde mort)
LAISSONS LA NUIT…
Laissons la nuit nous revenir
À nouveau d’une seule peau
dans la matrice d’eau tendre
qui neuf lunes durant nous avait enveloppés
Ma joue contre ton front de pierre
à force
ne tremble plus
Tu as cette façon d’être là
sans préjuger d’un chagrin
regard posé sur le monde sans faire mal
Ton secret de galet toujours plus galet *
* Le galet Makapansgat est une pierre de 260 grammes en jaspérite rouge-brune retrouvée dans une grotte aux côtés de nos lointains ancêtres australopithèques présentant l’apparence frustre d’un visage humain.
REPARTIR…
Repartir
oublier
repartir
À chaque pas
ignorer le petit gravier dans le soulier
avancer
s’égarer et
garder un peu de joie pour la descente
jusqu’à la prairie dépliée
J’AI TRAVERSÉ LA CHAMBRE…
J’ai traversé la chambre dix fois ce matin
les objets étaient là
comme d’habitude
des petites choses sans qualité assemblées
par le jeu des mémoires
Il y a les rondeurs d’une poire en albâtre
deux bols tournés de mains d’homme
un bouquet de lavande
des hectares de bleu et
jaillissant au travers
le ciel de la Latine
là où naissent les histoires de la Grande Ourse
les soirs d’été
BORDS DE MER…
Bords de mer à longues enjambées
Dans la clarté de la lune il m’était apparu
soudain et unique
comme un ami perdu de vue qui revient
Ma main tout près de lui
sans le toucher
mon regard au contraire
Tant d’années de visages du regard à la pierre,
de la pierre à la main, de la main au regard,
du regard au visage, du visage au visage
En silence j’avais avancé le bras
effleuré puis tenu longuement contre ma joue
sa réalité
M’étais laissé conter sa geste calme
sa douceur d’eau de pluie
mémoire minérale
Sur la râpe de la langue racle tout ce que la mort embarque : les copulations en chaîne dans le bourdonnement des mouches, vos ailes déchirées, les balles de paille sous vos paupières
V – Comme dans un rêve
JAMAIS D’ABORD, NI CONTRE…
Extrait 2
Douleur
dédouble
chaque
minute
casse en deux chaque
sourire
ou bourgeon enivré de printemps
Nul arbre où grimper
(cabane où s’abriter)
nulle pluie où tomber
ni moineau vers le sud pour s’envoler
Dehors
le soleil (cet insouciant)
continue de tourner
HEURES DOUCES D’UN APRÈS-MIDI D’ÉTÉ…
Extrait 2
Pour ne pas m’enliser dans l’été j/e vagabonde, de bâtisse
en bâtisse,
dans les chambres des gens, dans leurs vies et leurs têtes.
Mais toujours revient cet immense problème des limites.
(C’est la partie la plus difficultueuse de l’équation, il me faut bien
l’admettre.)
Car gérer autant d’intérieurs a de fâcheuses implications : impossible
de les organiser sans que rien ne sorte de la toile.
Habilement j/e corrige quelques angles, vérifie quelques nœuds.
Mais les pensées, c’est comme des photons lumineux, elles n’en font
qu’à leur tête, leurs pupilles sont plus excitées que des électrons et
leurs noyaux battent comme des portes.
…