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Citations de Jacob Rogozinski (17)


Je parle de l'égicide, ... cette liquidation de toute identité qui caractérise l'univers "liquide", éclaté, mouvant, qui est le nôtre. (p. 13)
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Qu’il se présente comme objet abjecté et dernier refuge de la jouissance ou comme
ultime dépositaire de la vérité du nom, la question de Dieu est donc loin d’être réglée :
alors même qu’Artaud se targue de son « matérialisme absolu », de son « athéisme », ses
derniers écrits attestent plus que jamais – sur le mode du blasphème – de l’insistance de
la Question. Parcours en cela exemplaire, et qui vaut témoignage pour ce temps, pour
une époque soutenue par l’étrange certitude de la mort de Dieu. Si Artaud ne parvient
pas à « franchir » Dieu, s’il parvient tout au plus à déplacer la position de Dieu, à modifier les termes de la Question (ce qui suffit déjà pour le situer loin au-delà de la plupart
des philosophes et des théologiens de ce siècle…), ce n’est pas seulement que son écriture qui se veut « athée » remet en jeu son rapport à la nomination du Nom, c’est aussi
qu’elle s’ouvre sur l’énigme de la jouissance : de ce « transport de Dieu », ce spasme de
Mère-la-Mort qu’il s’efforce de ressaisir pour le faire vibrer dans la langue. Écrire, ce
sera tenter d’atteindre ce Restant charnel, ce Réel morcelé du corps ou, si l’on veut, ce
Fond obscur en Dieu pour le transfigurer dans le Verbe – et éprouver, dans la plus
extrême douleur, l’attraction du Fond qui refuse de se laisser « franchir », qui se rétracte
et résiste à s’incarner en un corps nouveau, en un Livre : « Toutes ces demi-portions corporelles (…) / qui ne sont jamais parvenues à se faire un corps d’homme entier (…) /
toutes ces larves de corps tronqué (…) / oui, tout cela qui s’est classé dieu / et en dieu
(…) cela / qui ne put jamais être un corps (…) / qui a fusé dans un prétendu empyrée /
pour y constituer la divinité, / cela, / cette barbaque d’une nausée du néant (…) / qui n’a
jamais pu faire un livre / et qui a prétendu les avoir tous inspirés » (XXVI-62-63). C’est
contre Cela que cette fulgurance de chair et de verbe nommée Antonin Artaud s’est dressée, en maintenant toujours ouverte la Question, dans l’invocation, la prière ou le blasphème, dans l’appel et le reniement de cet appel, et jusque dans la détresse de la folie.
Nul mieux que lui n’aura su l’écrire, dans une lettre de Rodez 2 que je renonce à commenter : « j’ai eu l’imbécillité de dire que je m’étais converti à Jésus-christ alors que le
christ est ce que j’ai le plus abominé, et que cette conversion n’a été que le résultat d’un
épouvantable envoûtement (…). Comme Jésus-christ, il y aurait aussi celui qui n’est
jamais descendu sur terre (…) et qui est demeuré dans les abîmes des infinis, comme une soi-disant immanence de dieu (…), ce qui est l’infâme calcul d’un lâche et d’un
paresseux qui n’aurait pas voulu souffrir l’être, tout l’être, mais le faire souffrir par un
autre pour ensuite en chasser cet autre, ce douloureux, et le renvoyer dans les enfers,
quand cet halluciné de la souffrance aurait fait de l’être de SA douleur un paradis, tout
préparé pour cette goule de paresse et de vilenie appelé dieu et Jésus-christ. Je suis l’un
de ces douloureux, je suis ce principal douloureux où dieu a la prétention de descendre
quand je serai mort. (…) – C’est vous dire que ce n’est pas Jésus-christ que je suis allé
chercher chez les Tarahumaras, mais moi-même, moi, Mr. Antonin Artaud, né le 4 septembre 1896 à Marseille, 4 rue du Jardin des Plantes, d’un utérus où je n’avais que faire
et dont je n’ai jamais rien eu à faire même avant, parce que ce n’est pas une façon de
naître, que d’être copulé et masturbé 9 mois par la membrane, la membrane bâillante
qui dévore sans dents (…), et je sais que j’étais né autrement, de mes œuvres et non
d’une mère, mais la MÈRE a voulu me prendre et vous en voyez le résultat dans ma vie.
– Je ne suis né que de ma douleur (…). Et Jésus-christ est ce né d’une mère qui a voulu
aussi me prendre pour lui et cela bien avant le temps et le monde et je ne suis allé sur
les hauteurs du Mexique que pour me débarrasser de Jésus-christ comme je compte un
jour aller au Thibet pour me vider de dieu et de son saint-esprit. M’y suivrez-vous ? »
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La jouissance de la Chose nommée « dieu », dont ce pullulement d’objets abjectés est
le dernier refuge, fait tout l’enjeu de son travail d’écriture, de sa guérison : il s’agit bien
de nommer l’innommable, ou plus exactement de l’inscrire à même la langue, d’y faire
passer la pulsation de cette jouissance. Ce qui exigera de briser la syntaxe, les articulations figées de la langue maternelle, pour lui imprimer ces « saccades », ces « trépidations épileptoïdes », ces « chutes brusques et sans fond » où résonne le battement d’une
scansion primordiale. De revenir en deçà du corps objectif, d’un corps pétrifié et morcelé par « l’épouvantable fractionnement » de sa « constitution organique », afin de
retrouver la force pulsionnelle, éruptive, du « corps vrai », de la chair vive d’avant le
corps. Sur cette tentative d’Artaud, la psychanalyse n’a pour l’instant rien à nous dire,
car ce travail d’écriture met ici en jeu la possibilité de réinscrire dans la langue cela
même – le réel du corps et de la jouissance, sans doute aussi la chair et le rythme – qui,
en bonne doctrine lacanienne, excède toute inscription dans l’ordre du signifiant.

1. « Quelque chose de moi s’est révolté contre moi et a voulu être pour son compte. Cela se tue (…), le crime, moi, je
le ferai contre ce quelque chose : Lucifer : Dieu » (XVII-33). Travail de guérison, qui peut également s’énoncer ainsi : « Un
jour j’eus assez de m’entendre dire : / Tu es dieu (…) / et je cessai de me distinguer de l’être qui crut me manger (…) / Moi,
Artaud, travaillé / à me débarrasser du mal » (XIV**-148-149).
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Plus de distance entre l’Autre et le sujet, plus rien qui préserve, donc, d’une vertigineuse capture dans ce qu’Artaud appelle la « cruauté de Dieu », ou encore sa jouissance.
Tel est bien le nom qui sied au Dieu d’Artaud, du moins à ce « faux dieu » qu’il désigne
comme « l’érotique de l’inconscient » (XV-315), « la matière antéchrist que le Christ a
baisée » (XV-232), ou encore (au plus près de l’expérience souveraine de Bataille)
comme un « trou de catin » (XII-147) – car « je suis une pute quand je me sens Dieu »
(XVI-101). La gnose qu’il élabore à Rodez, avec la haine de la chair qu’elle implique
et son exigence de chasteté absolue, aurait avant tout pour fonction de le protéger de
cette jouissance divine. « Il ne faut pas en passer par la jouissance pour être, il ne faut
pas en passer par le transport de Dieu » (XVII-33), parce qu’une telle jouissance est
mauvaise, mortifère : qu’elle est la Mort elle-même. Passe de mort où se confondent,
indissociablement, l’impossible du rapport sexuel (« la copulation n’est qu’une niaiserie de divisés qui veulent se rejoindre »…), le déchirement d’une naissance avortée et
la détresse d’une agonie. Cela même qu’Artaud nomme l’affre ou le spasme, ce
« spasme auquel la mort veut nous plier » (XXVI-233), ce « crime de l’homme et de la
femme unis et qui tirent une âme insigne (…) / dans la niche où se font les morts, / un
corps frétillant sur l’abîme, / neuf d’être sorti d’un mort (…) / parce que le corps / bat
la fredaine / obscène des spasmes de la copulation d’un mort » (XIV*-116-117).
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Ainsi la question de la « guérison » d’Artaud, de son « franchissement » possible de
la forclusion psychotique, échappe-t-elle à une approche simplement clinique. « Moi,
Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère, / et moi » (XII-77) : au lieu de
considérer cet énoncé comme une formation délirante ou l’expression d’un fantasme,
comme la visée d’une identification incestueuse au sein d’un Grand Corps fusionnel, il
faut plutôt y reconnaître la réappropriation, dans et par l’écriture, de la puissance d’engendrement du « Père-Mère ». Ce qui fait désormais du poète son propre fils, « né de
(ses) œuvres et non d’une mère » et, par là même, fait de lui son véritable père et sa véritable mère s’unissant dans son œuvre pour l’enfanter sans fin. Disloquer et reconstruire
le phrasé de la langue, épouser la puissance de générer la phrase, n’est-ce pas se réconcilier avec cette euphrasie, qui est aussi le prénom de la mère d’Artaud ? Et, du même
geste, se réconcilier avec ce « père » que la Mère-Dieu porte depuis toujours en elle :
s’emparer à nouveau de la Canne paternelle, dont la défaillance l’avait précipité dans la
folie, ou plutôt la remplacer par une « autre canne » qui est le travail même de l’œuvre,
la genèse du Livre : « La canne des Nouvelles Révélations de l’Être est tombée dans la
poche noire, et la petite épée aussi. / Une autre canne y est préparée qui accompagnera
mes œuvres complètes (…) / Ma canne sera ce livre outré appelé par d’antiques races
aujourd’hui mortes et tisonnées dans mes fibres, comme des filles excoriées » (I-11-12).
Pour ressaisir la Canne magique, réussir à épouser l’euphrasie de la langue, sans
doute faudrait-il inventer une écriture nouvelle, en deçà de toute syntaxe et de toute
métaphore : inscription immédiate de la chair, de la pulsion, de la jouissance, qui est le
rêve de l’écrivain, son utopie poétique. C’est d’une telle visée que procède l’écriture
glossolalique qu’Artaud s’est forgée à Rodez. Autant dire qu’elle n’a rien à voir avec
ces glossolalies pathologiques que nous présente le tableau clinique de la schizophrénie : insérée dans le cours du poème, profondément travaillée, riche en anagrammes, en
jeux de mots, en trouvailles littéraires, elle n’est pas le vestige d’une psychose mais une
stratégie d’écriture 1. C’est là sans doute qu’Artaud s’approche au plus près du fond pulsionnel de la langue, de l’énigme de cette jouissance qui aimantait son délire. Non seulement ses glossolalies nous donnent à entendre les sonorités d’une langue que l’on dira
archi-maternelle – celles des « antiques races aujourd’hui mortes », du grec et du turc
que parlaient ses ancêtres, son aïeule Neneka – comme s’il cherchait à ressusciter
Madame Morte dans le poème, à y faire résonner charnellement la voix de la Grande
Mère, mais on peut aussi les lire, parfois, comme des tentatives pour réinscrire rythmiquement le nom propre d’« Artaud » en distordant et disséminant ses phonèmes éclatés : ainsi, dans les Lettres de Rodez, ce jeu sur les « ar » et les « ra », les « to » et les
« ot » (où l’on peut aussi entendre, entre autres, le « ratage » et la « tare », le « Cathare »,
la mort – « cana » – et la « canne »…) : « ratara ratara ratara / atara tatara rana /
otara otara katara / otara ratara kana… » (IX-172) ou encore, variation cocasse sur
le « tombeau du pauvre Artaud le Mômo », « Taumbo Tau Baun (…) / du Tau Tau por
/ dairo ti maumau » (XVIII-249).
Et ce ne sont pas seulement ses glossolalies, mais tout son travail d’écriture qui,
depuis Rodez, opère une mise en scène, une mise en rythme de la profération « Moi,
Antonin Artaud », martèle un anagramme généralisé de son nom, interminable paraphe
décomposé qu’il invoque, entre rêve et traumatisme, comme « l’accomplissement en
TAU-TRAUMA-RATAU-TRAUM » (XVII-219).
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Considérer cette identification bolique à un pur nom comme une identification effective à un Autre Sujet réellement
existant, c’est l’illusion même dont se nourrit le délire – et c’est de cette illusion qu’Artaud s’efforce de se délivrer lorsqu’il appréhende désormais « dieu » non plus comme
un « Autre » étranger, mais comme « quelque chose de moi (qui) s’est révolté contre
moi »1. Il lui devient alors possible de dénoncer la tentation passée de son identification
à Dieu comme une « malchance », un « malheur », une « prévention » arbitraire : « c’est
en prévention d’être dieu que j’ai été un peu partout persécuté comme homme à travers
toute ma vie » – « et comme étant justement cet homme, et l’homme qui n’avait jamais
voulu de dieu » (XIV** 136-141, 235, etc.) – « j’ai eu la malchance, la mauvaise fortune, l’inepte malheur, (…) la cocasse aventure, / le sinistre tapin / d’être pris pour dieu
(…) / (en vérité d’ailleurs ça ne s’est pas passé) » (XXII-31-32). « Franchir dieu » aurait
donc signifié, pour Artaud, traverser la psychose, s’affranchir de cette folie où il risquait
sans cesse de se prendre pour Dieu, d’être pris en Dieu. Mais ce franchissement demandait sans doute d’en passer à nouveau par la phase délirante d’identification à Dieu, ou
plutôt de la simuler, de la rejouer dans l’écriture pour mieux la désamorcer, et la réinscription ironique du plus « fou » des énoncés équivaut alors à la plus souveraine profession d’athéisme : « C’est moi, Antonin Artaud, athée, / qui suis dieu » (XXV-214).
En considérant uniquement « Dieu » comme un nom, comme le « vrai nom » de tous
les noms, on risque cependant de méconnaître son autre versant, plus secret, où il ne renvoie plus à la vérité du Nom du Père, mais pointe vers l’énigmatique foyer d’une jouissance indicible. Vers une Chose sans visage et sans nom, « barbaque d’une nausée du
néant », qu’Artaud aura tenté malgré tout de nommer – « dieu-la-mère », spasme de
mort. Avec cette Chose qui le traque et l’assaille, « la bataille n’est pas encore achevée »
(XXVI-62). Telle serait l’ultime figure du « Dieu » d’Artaud, celle d’un reste chu de la
Chose maternelle, simple déchet de la constitution du sujet (« ce qu’on appelle dieu est
cette armée de microbes, de balayures tombées du travail de constitution », XIII-272).
Comme si l’Autre imaginaire, le Persécuteur tout-puissant de la psychose, devait finalement déchoir en une multitude proliférante d’objets partiels, autant de « résidus chassés de mon corps », de « larves de corps tronqués » qui se sont « classés dieu » (XXVI62-63).
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On ne dira donc pas qu’Artaud était ce fou qui se prenait pour Dieu ou pour le Christ.
Tant qu’il s’affirmait « chrétien », il se gardait bien d’un tel blasphème et sa foi, issue
de sa folie, l’aidait à résister à cette identification délirante. C’est au contraire lorsque
sa folie reflue et qu’il se prépare à quitter l’asile que, dans la reconquête de son identité
perdue, il se trouve violemment confronté à la figure du Christ. Le Crucifié lui apparaît
alors comme son rival mimétique : celui qui, avant lui et contre lui, aura réussi à se
« refaire un corps », à s’incarner en se séparant du Père ; celui qui, dans l’infinie douleur du Calvaire, aura traversé l’abîme de la jouissance divine et triomphé de la Mort.
Lorsqu’il affirme qu’il « ne se prend pas pour le christ ou son père », sans doute devonsnous entendre qu’il s’efforce de se déprendre d’une fascination, d’une capture toujours
possible. Après le retrait final et l’effacement du « vrai Dieu », rempart ultime contre la
jouissance de l’Autre, seule persiste sous le nom de « dieu » cette figure persécutrice qui
ne cesse d’« envoûter » Artaud, de pénétrer son corps, de lui soutirer sa jouissance et
menace constamment de le « dévorer ». Le processus de guérison, qui coïncide désormais avec le travail de l’écriture, aura à déjouer une telle menace : en désignant l’identification à Dieu comme une simple illusion – mais aussi en acceptant, d’une certaine
manière, de s’identifier à la jouissance de « dieu-la-mère », en cherchant à s’en emparer pour la réinscrire dans le rythme de l’écriture.
On interprétera en ce sens ces très nombreux énoncés où, à partir de 1945, il déclare
qu’il « est dieu », ou plus exactement que « dieu de son vrai nom s’appelle Artaud »
(XIV**-138 et 146), que « c’est donc bien moi qui suis ce nommé dieu, moi, Artaud »
(XXVI-115). Loin d’y voir une croyance délirante, on saluera plutôt l’audace d’assigner
« dieu » à un effet de nomination, de l’identifier au « vrai nom » garantissant la réappropriation du nom propre et l’identité retrouvée du sujet. Façon d’affirmer que cet
Autre nommé « dieu » n’a aucune consistance effective en dehors du dire-Je d’Artaud
et des actes d’énonciation qu’un tel sujet soutient.

1. Décision prise -faut-il s’en étonner ? – un jour de Pâques, en « ce soi-disant dimanche de la Passion où j’ai jeté la communion, l’eucharistie, dieu et son christ par les fenêtres et me suis décidé à être moi, c’est-à-dire tout simplement Antonin
Artaud, un incrédule irreligieux de nature et d’âme qui n’a jamais rien haï plus que Dieu et ses religions » (XI-120).
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À vrai dire, ce clivage de Dieu ne se limite pas à sa seule signification sexuelle mais
possède, comme dans la gnose alexandrine, une dimension quasi-ontologique. Lorsqu’Artaud affirme que le Père-qui-appelle « n’existe pas », ou que « Dieu est ce qui n’est
pas » (XV-112), il ne veut surtout pas dire qu’il n’y a pas de Dieu – ce qui était, on s’en
souvient, l’intolérable énoncé de « la Juive » – mais au contraire qu’il faut chercher le
vrai Dieu au-delà de l’être 3. Il faut comprendre en ce sens l’alternative que posera Pour
en finir avec le jugement de Dieu : « Dieu est-il un être ? / S’il en est un c’est de la merde.
/ S’il n’en est pas un / il n’est pas » (XIII-86). Lorsqu’il s’en prend à « Dieu », c’est en
vérité à l’être et au « dieu » de l’être qu’Artaud s’adresse, à ce dieu-étron, dieu de merde,
de mère et de mort, et son blasphème reste étrangement fidèle à l’appel d’un Autre que
l’être. Du moins tant qu’il persistera à maintenir le clivage, à jouer « Dieu contre Dieu »
(XVI-180). Lorsque cette dichotomie s’effacera, rien ne permettra plus de distinguer en
« Dieu » la trace oubliée du Père-qui-n’existe-pas et la figure obscène et féroce du
Démiurge, qui deviendra bientôt pour Artaud l’unique visage possible de Dieu. Mais
peut-être, en prenant acte de son effacement, de son oubli, l’expérience d’Artaud restet-elle encore fidèle à ce Père qui se retire et s’exile – car c’est ainsi qu’il désignera
« Dieu, le vrai » : comme « celui qui sans fin ne pense qu’à se détacher » (XI-86).
Si la jouissance de « dieu-la-mère » est ce qui commande à l’extrême aliénation d’Artaud, à la menace d’une capture dans le Sans-Fond de cette jouissance, en revanche le
« détachement » du Père-qui-n’existe-pas, son éclipse forclusive, préserve paradoxalement les chances d’une séparation 4, d’une re-subjectivation, où il échapperait enfin à
la Grande Persécutrice. Lorsqu’on le disait fou, c’était aux forces mauvaises, à l’« Antéchrist » (c’est-à-dire à sa folie) qu’il attribuait très lucidement la propension à effacer
toute différence entre le sujet et l’Autre, entre le Fils et le Père, l’Homme et Dieu. En
faisant accueil à l’appel du Père, en préservant une distance infinie entre l’Appelant et
le destinataire de l’appel, sa foi sauvegardait ainsi sous l’anonymat de la folie la bilité d’un dire-Je, la promesse d’une guérison. Or, lorsqu’advient enfin cette guérison,
Artaud semble avoir oublié ce qui l’avait rendue possible et la condition nécessaire de
sa re-subjectivation lui apparaît maintenant comme la pire menace contre son identité.
La décision de redevenir soi-même, de se remettre enfin à écrire et de signer à nouveau
de son nom, exige en effet d’endurer jusqu’au bout le retrait et l’absence du Père, d’oublier son appel, de ne plus donner désormais le nom de « dieu » qu’au spasme de mort,
à la dévorante jouissance de la Mère – et ainsi d’« abjecter dieu » (XII-61) 1. Son travail
de guérison, le « dégagement de (son) véritable moi », fera donc de lui l’Adversaire de
ce « dieu » – « je ne suis pas dieu, je suis Satan » (XVII-168) –, le conduira à « passer
du christ à l’antéchrist » (XVI-191), à se désigner comme « moi-antéchrist » (XV-292).
Comme s’il ne parvenait à reconstruire son identité subjective qu’en l’arrachant à dieula-mère, et qu’il lui fallait, pour redevenir « Artaud », réinvestir la position du Fils
Rebelle, s’attribuer l’identité du Christ en se désignant lui-même comme le véritable
Crucifié, la victime et le rival du Christ, Artaud-Antéchrist. Et puisqu’il y va de la résurrection d’un sujet, de la reconquête d’une identité et d’un nom propre, il n’est pas indifférent que ce kérygme christique soit le fait d’Antoine Marie Joseph, dit « Antonin »
Artaud, fils d’Antoine Roi Artaud…

2. IX-25. Nous devons à l’intelligence critique d’Evelyne Grossmann d’avoir décrypté ce jeu de mots, fréquent chez
Artaud, sur le Père Inné et le périnée ; cf. son Artaud/Joyce, le corps et le texte, Nathan, 1996, p. 111.
3. « Pour retrouver DIEU sans le Nom ou le Mot de ce qui est ou n’est pas, il faut franchir cette cage D’ETRE » (X113). En effet, « Dieu est ce qui n’est pas » (XV-112). On sait que le gnostique Basilide désignait pareillement le « vrai
Dieu » comme « le Dieu qui n’est pas ».
4. Au sens que Lacan donnait à ce mot : celui d’une coupure qui permette au sujet de se parer, de se protéger de l’Autre
et ainsi de s’engendrer (se parere) lui-même comme sujet de son désir.
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Proche parent de celui de Schreber, le Dieu d’Artaud « n’a affaire qu’aux morts »,
parce qu’il est la Mort, l’abjecte jouissance de la Mort. Jouissant de soi-même pour
enfanter notre corps dans un spasme d’agonie, ce Dieu de mort est aussi bien la Mère,
« l’étreinte immonde de la mère » (XIII-77). La fracture qui traverse Dieu paraît donc
recouper le tracé de la différence des sexes : elle oppose, au lointain appel du « Père qui
n’existe pas », la grimace du « dieu » mauvais, qu’Artaud n’hésite pas à baptiser «dieu
la mère» (XXII-135 et 298). Celle qu’il appelle aussi « Madame Morte, Madame Utérine Fécale », une Mère-Dieu excrémentielle, persécutrice, qui aura absorbé toute la
puissance de la « canne » perdue et règne sans partage sur un monde déserté par le Père.
Là encore, le verbe halluciné du poète retrouve l’une des plus « folles » affirmations de la Gnose, qui décelait en Dieu lui-même la jouissance d’une Grande Mère primordiale
et traquait son messie féminin déchu jusque dans les bordels d’Alexandrie. Ici se pose
la question la plus difficile, celle de l’identité sexuelle du « dieu » d’Artaud. Réserver
ainsi le nom de « dieu » à la seule jouissance de la mère (car « le cœur de dieu / s’ouvre
comme un beau vagin / à la messe (…) / pour la réussite de l’abjecte opération », XIII255), n’est-ce pas, en fin de compte, protéger le Père, refuser d’envisager son ambiguïté
radicale à l’égard de la jouissance et ce qui, du Père, participe aussi de « l’abjecte opération »1 ? Il n’aura pourtant jamais cessé de s’en prendre à ce qu’il appelle le « Père
Inné », « ce masque obscène de qui ricane entre le sperme et le caca »2. Est-ce cela, cette
face obscure du Père, son implication dans la jouissance de l’Autre, que vise parfois
Artaud lorsqu’il parle du « Père-Mère » comme d’un « conjoint unique » ? Mais c’est
pour le ramener aussitôt à « l’improbable trou » de la Grande Mère, au « périple papamaman / et l’enfant, / suie du cu de la grand-maman, / beaucoup plus que du père-mère »
(XIII-77)…

1. Sur cette « duplicité » fondamentale du Père, on se référera à F. Balmès, Le nom, la loi, la voix, Érès, 1997.
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Ce qui va permettre à Artaud de maintenir un certain rapport à l’Autre malgré sa réjection : de se
réclamer désormais d’une religion du Père – « j’en suis revenu à la Religion de mes
pères » écrit-il à Ferdière (X-136) – tout en réaffirmant sa haine du Père, en posant un
antagonisme éternel entre le Père et le Fils.
C’est ce schisme divin, cette séparation infinie qui lui interdit de s’identifier immédiatement à Dieu, de sombrer dans ce trou sans fond qui, en 1937, s’était soudain creusé
au lieu de l’Autre. Lorsqu’il émergera, six ans plus tard, du silence de l’absence
d’œuvre, qu’il recommencera à écrire, son premier texte sera une admirable méditation
mystique sur le Christ et l’Antéchrist, culminant dans un déni de cette identification délirante : « Ce n’est pas moi qui suis DIEU, c’est LUI, LUI, MON PÈRE qui n’existe pas,
mais qui m’appelle jusqu’à ce que j’en tombe » (X-112). La folie peut consister en effet,
pour un sujet dont l’identité vacille, à s’identifier à une certaine dimension de l’Autre,
à se laisser envahir, pénétrer par lui jusqu’à se confondre avec lui. Lucifer-Antéchrist
est chez Artaud le nom du principe qui préside à cette intrusion dévorante – « J’entrerai en toi parce que je suis toi-même, m’a dit un dernier ange de Lucifer » (XV-256) –
et le nom de « Dieu » désigne au contraire cette instance, l’appel du Père ou sa Loi, qui
saurait maintenir l’écart, sauvegarder l’identité du sujet : « Quand j’aurai tué DIEU,
ajoute l’Antéchrist, (…) il n’y aura plus de différence jamais entre MOI ET L’AUTRE »
(X-121).
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Si, d’un texte à l’autre, le contenu de cette théogonie varie, elle se caractérise néanmoins par un trait essentiel – par la révélation d’une scission au sein de Dieu. Dans les
lettres d’Irlande, celle-ci passe d’abord entre le Père et le Fils, et le Christ y est présenté
comme le « Fils rebelle » en lutte contre le Père et sa Loi (VII-288 et 266-267). Dans
les textes de Rodez, cette Spaltung se redouble d’un autre clivage, où c’est la figure du
Père lui-même qui apparaît scindée, divisée entre un Dieu lointain ou absent et un dieu
mauvais, un « faux dieu », « sorti de la cuisse de l’Antéchrist » (XV-71), qu’il désigne
comme le Démiurge ou Satan. Du fond de son asile, Artaud se réclame en effet de la
« grande idée cathare » (XI-74) et renoue avec les enseignements de la Gnose. Et il est
vrai que les positions fondamentales des Gnostiques – et notamment le clivage de la
figure du Père, dissocié entre un Autre absent, retiré dans l’Abîme, et un Démiurge
maléfique – peuvent coïncider avec les traits structuraux de la psychose 2.

1. Sur le mythe de la « canne » et son rapport à l’effondrement d’Artaud, cf. l’analyse de G. Scarpetta, « Artaud écrit,
ou la canne de Saint Patrick », Tel quel n° 81, 1979.
2. « Je suis celui qui suis loin » : c’est en ces termes que se présente le Dieu de Schreber. Il est tout à fait possible de
rêver un Schreber gnostique, ainsi que l’a tenté R. Calasso dans son merveilleux livre Le fou impur, PUF, 1974.
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Il aura eu le temps cependant d’adresser d’Irlande plusieurs lettres, où se donne déjà à
entendre l’imminence menaçante de la folie. Il y fait état de sa « haine » envers une
femme, désignée comme « la Juive », qui lui aurait dit qu’il n’y a pas de Dieu et « qu’elle
voudrait manger vivants ceux qui parlent encore de Dieu » (VII-265 et 271). À cette jouissance dévorante de la Femme, à sa profération où s’énonce l’insoutenable vérité de l’effondrement d’Artaud – que l’Autre est forclos, que le Père ne tient pas – il ne pouvait luimême répondre que par une explosion de jouissance haineuse : « je ferai enfoncer une
croix de fer rougie au feu dans ton sexe puant de Juive et cabotinerai ensuite sur ton
cadavre pour te prouver qu’il y a ENCORE DES DIEUX! » (VII-270). Nœud infernal
où, l’instant d’un cri, se mêlent l’exécration meurtrière assignant le nom unique de « Juif »
à la jouissance de l’Autre – le Céline des Bagatelles n’est pas loin… – et cette protestation pathétique qu’il y a encore de l’Autre. Et certes, Artaud aurait très bien pu suivre la
voie de Céline, incruster le signifiant « Juif » au cœur de son délire. Pourtant, à quelques
éructations près (dont des lettres à Hitler et à Laval adressées de l’asile…), on ne trouvera
plus chez lui aucune trace de cette tentation fasciste. Lorsque se défait ce nœud de mort,
c’est sur l’autre voie qu’il s’engage : c’est à réaffirmer, inlassablement, la consistance de
l’Autre et de son Nom qu’il va se dévouer. De fait, à la malédiction adressée à « la Juive »
succède aussitôt une série de missives où il annonce qu’il va « parler au Nom de Dieu
Lui-Même, (…) car bientôt je ne m’appellerai plus Antonin Artaud, je serai devenu un
autre » (VII-285 et 281). Parler « au nom de Dieu », c’est-à-dire, aussi bien, tenter de
signer du Nom divin, se désigner comme «Nous-les-Dieux» (VII-265), voilà qui l’amène
à « penser Dieu avec un cerveau de Dieu » (VII-292) : à exposer un Savoir occulte sur
Dieu et, plus précisément, sur les rapports entre le Fils et le Père en Dieu.
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5
Sa rupture avec Cécile sera suivie,
quelques semaines plus tard, d’un départ pour l’Irlande. Il lui semble en effet nécessaire
d’y rapporter au plus vite une « canne magique » qu’il présente comme la « canne de
Saint Patrick », du saint patron de l’Irlande – comme si la défaillance du signifiant paternel lui commandait de restituer au Père l’insigne de sa puissance perdue, d’ériger ce
fétiche comme un dernier rempart devant l’abîme 1. Rite de conjuration qui devait
échouer, puisqu’Artaud allait perdre la fameuse canne à Dublin – et d’ailleurs, comme
il le confiera plus tard, « cette canne (qui) servait à faire taire les mauvais esprits (…)
n’était pas bonne car ils revenaient plus forts après avoir été frappés » (XI-143). À la
suite de cette perte, où se confirme le fiasco du signifiant phallique, son impuissance à
conjurer le Mal, l’écrivain bascule dans le délire : commence alors la longue série des
internements qui le mènera, pendant huit ans, d’asile en asile.
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4
À l’appel du Père, Artaud aura lui aussi tenté de répondre. Lui qui revendiquait son
adhésion au surréalisme comme une « insurrection contre toutes les formes du Père »
(VIII-141), ne voilà-t-il pas, au printemps 1937, qu’il envisage de se marier avec une
jeune femme nommée Cécile Schramme, et lui écrit qu’il se voit déjà en rêve, dans une
« splendeur » rayonnante, devenir père lui aussi (VII-201) ? Mais ce projet échoue à la
suite d’une « trahison » de Cécile, et c’est à ce moment qu’Artaud décide de ne « plus
signer à aucun prix », de « tout supprimer de ce qui rappellerait (son) nom » (VII-223,
226, 230, etc.). Effacement brutal du nom propre où se révèle une primordiale réjection
du Nom du Père et qui conduira Artaud, durant les années d’internement, à signer uniquement du nom de jeune fille de sa mère, Nalpas…
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3
Au lieu d’y voir une simple déficience, une « chute » dans l’aliénation mentale, Lacan
nous aura appris à envisager l’entrée dans la psychose comme une tentative pour
répondre à une question ultime portant sur le réel de la naissance, de la mort, ou de
l’identité sexuelle et de la procréation : portant – par exemple dans le cas de Schreber –
sur la possibilité de devenir père, de « répondre à l’appel de la fonction paternelle ». Tentative qui avorte en raison de la non-inscription, ou plutôt de la réjection, de la « forclusion » du signifiant du Nom du Père, entraînant un cataclysme où s’effondre toute la
chaîne signifiante. Le délire proprement dit se constitue alors comme une tentative de
restitution, de restauration de ce rapport impossible à un Autre radicalement exclu. C’est
alors que surgit, à la place même de l’Autre forclos, la figure d’un « autre » omniprésent, persécuteur, qui tient lieu de l’Autre sur le plan de l’imaginaire et que l’on peut,
comme Schreber, nommer Dieu. Ainsi, ce que l’on appelle la folie est folle de Dieu. En
un temps voué au retrait ou à la mort de Dieu et des dieux, elle offre peut-être au Dieu
mort son ultime refuge, et l’asile serait le dernier lieu où confesser encore cette « folie »
qu’est la foi… Ce qui ne veut surtout pas dire que celle-ci se réduise à un « délire »
inconsistant. Il y a au contraire une vérité de la psychose, en tant qu’elle échappe au destin ordinaire du refoulement : ce qui est forclos y réapparaît « sans masque », dans le
« réel » de l’hallucination ou du passage à l’acte, faisant ainsi du psychotique le « martyr de l’inconscient », son « témoin » véridique 1. Et il n’est pas indifférent que cette
épreuve de vérité qu’est la folie ait affaire au « noyau de vérité » du religieux dont parlait Freud : à la question du Père, de son meurtre, de son Nom.
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2
Le franchissement de Dieu dont il parle désignerait alors un
aspect de sa « guérison », son effort pour se libérer d’un délire religieux généré par sa
psychose. Mais cette interprétation triviale ne saurait nous satisfaire : non seulement
parce qu’elle fait l’impasse sur l’énigmatique irruption de « Dieu » au cœur de la folie,dont Nietzsche, Schreber et tant d’autres nous ont fait part ; mais aussi parce qu’elle
méconnaît la persistance, tout aussi énigmatique, d’un rapport essentiel à Dieu après la
« guérison » d’Artaud. À force d’imprécations, d’obscénités, d’invectives rageuses, ses
derniers écrits ne cessent en effet d’invoquer Dieu et le Christ, comme si l’exécration et
le blasphème attestaient chez lui d’une hantise, devenaient le dernier refuge de sa foi.
Est-ce à dire que le franchissement annoncé n’aurait dépassé que l’un des visages de
« Dieu » et que l’« athéisme » dont Artaud se réclame devrait à nouveau – comme tout
athéisme authentique ? – faire l’épreuve de Dieu au-delà de « Dieu » ? Impossible de
répondre à de telles interrogations sans examiner de plus près le parcours de l’écrivain,
et revenir notamment sur cet effondrement qui l’aura mené à l’asile pour y rencontrer
« Dieu ».
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« Parti du corps j’ai laissé dieu pour refaire un autre corps / j’ai franchi dieu pour
achever tout mon corps »1. Comment entendre cet énoncé d’Antonin Artaud ? En quel
sens faut-il « partir » de son corps pour le « refaire », le reconstruire comme un « autre
corps » ? Quelle est cette relation qu’il instaure entre la question de « dieu » et celle du
corps, et pourquoi faudrait-il donc « laisser dieu », l’écarter ou l’abandonner, si l’on
désire se refaire un corps, comme si « dieu », ou ce qu’Artaud désigne de ce nom, faisait (dans notre corps ?) obstacle à l’« achèvement » de ce corps ? À ces questions, nous
ne savons pas encore donner de réponse. Mais il y a un mot de cette phrase que nous
voudrions ici tenter d’élucider, le seul d’ailleurs qu’Artaud ait souligné : « j’ai franchi
dieu ». Il soulève, à vrai dire, au moins autant de questions que le reste de l’aphorisme…
Comment franchir Dieu ? de la même manière que l’on traverse une frontière, que l’on
passe au-delà d’un obstacle, que l’on transgresse une limite, un interdit ? Le franchir
ainsi, est-ce déjà s’en affranchir ? Que doit être le « dieu » d’Artaud pour qu’il soit possible de le franchir, de le dépasser, et qui peut prétendre dépasser Dieu ? Est-ce là une
affirmation « athée », et de quelle étrange sorte d’athéisme, puisqu’elle semble présupposer l’existence de ce Dieu que l’on a dépassé ? Est-ce la même chose que de proclamer que « Dieu est mort » ? Y a-t-il un rapport entre ce geste (ce fantasme ?) de franchir
Dieu et celui de franchir la mort, auquel Artaud nous convie parfois (« j’ai franchi la
mort, la sombre mort, par la vie, et rester mort c’est trahir la vie », XVI-265) ?
Nous savons que la question de Dieu ne se pose pas chez Artaud de manière univoque
et qu’il a oscillé entre un rejet virulent de toute religion (lors de sa période surréaliste
des années 20-30, et à nouveau après 1945) et une adhésion fervente au christianisme,
entre 1937 et 1945. On notera que cette phase « chrétienne » coïncide exactement avec
ces années où, à la suite d’un effondrement resté assez obscur, il avait été interné dans
différents asiles. L’énoncé que nous citions date de février-mars 1946, à une époque où
il était considéré par ses médecins comme « guéri » et s’apprêtait à quitter l’asile de
Rodez pour revenir à Paris. Plusieurs textes de cette époque présentent son rapport à
Dieu comme une étape peut-être nécessaire mais dépassée dans la reconquête de son
identité. Ainsi déclare-t-il par exemple que « Jésus-christ, dieu, le saint-esprit et Lucifer ne furent qu’une des attitudes prises dans la recherche de mon moi et qui voulurent
rester êtres » (XX-20)
1. Antonin Artaud, Œuvres complètes, Gallimard, t. XX, p. 151. Nous inclurons désormais nos références à cette édition dans le corps du texte.
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