Jean-Claude Rogliano

Torrémorta est un hameau abandonné, groupé au pied d'une tour à demi écroulée. Nul n'y va plus jamais et nul ne se souvient de ceux qui y habitèrent. Quelques maisons conservent une partie de leurs toits crevés; d'autres ne sont plus que des pans de murs déchiquetés. Dès le crépuscule, les chauves-souris surgissent des fenêtres vides pour danser leur molle ronde; sur les planchers pourris, les rats se mettent à faire mille bruits. Quand souffle le vent, des portes qui ne ferment sur rien claquent en gémissant. Parfois même, sous les coups forcenés des rafales, quelque reste de toit s'effondre au milieu du craquement des poutres.

Et pourtant, l'éphémère libéralisme génois leur avait permis d'installer une manière d'être qui allait traverser calamités et malheurs jusqu'à marquer de son empreinte la société insulaire d'aujourd'hui. Un soudain rai de lumière qui ouvrait une percée à travers les brumes de l'obscurantisme.

C'est dans une prison de Malapaga que, quasi-centenaire, Ghjudice di Cinarca passera ses dernières années. Sa vaillance, son art du combat, sa rigueur dans l'administration de la justice, sa cruauté envers ses ennemis, sa passion pour les plaisirs de la chair en font un personnage multiple dont les défauts et les faiblesses n'occultent pas les qualités qui font de lui un des grands hommes de la Corse.

Les sept enfants du comte furent précipités de ce pont et noyés comme poulets. Et c'est depuis qu'on appelle le pont "U Ponte di sette polli" (Le pont des sept poulets).

Nous avions fini par l'accepter dans notre bande, après bien des rejets et des mises à l'épreuve.
Dans la ruelle où il habitait et qu'enjambaient par endroits des passerelles aux balustrades empanachées de glycines, les maisons étaient déjà pour nous des maisons de riches et lui, il était le fils du médecin. Jamais, même au cours de nos querelles, il ne manifestait des signes de réserve ni de supériorité. Il égrenait les mêmes gros mots que nous, maraudait dans les mêmes vergers qui entouraient la ville et, l'été venu, quand nous allions nous baigner tout nus à la pointe de la jetée, montrait aussi ostensiblement que nous son cul aux promeneurs des quartiers huppés qui s'y aventuraient.
La différence apparaissait cependant malgré lui : quand nous passions dans sa rue, des rideaux de velours encadraient les fenêtres, et les bouts de plafonds qu'elles laissaient voir n'étaient pas, comme les nôtres, blanchis à la chaux, mais décorés de fresques à l'italienne; quand la baignade finie, nous nous rhabillions, Olivier chaussait des sandales en cuir tandis que la plupart d'entre nous restaient pieds nus.
Si certains enfants de la bande ne l'aimaient pas, c'était uniquement parce qu'involontairement, il leur faisait prendre la mesure de leur pauvreté.

Il déboucha tout à coup, bousculant les dernières bruyères. Lorsqu'il fut près de toi, l'Arbre, il s'arrêta net. Il ne pouvait nous avoir sentis car le vent venait toujours contre nous. Mais son instinct devait l'avertir d'un danger inconnu, imminent.
Les oreilles rigides, les défenses luisantes, les yeux flamboyants, il se tenait là, tout en hure, figé, monstrueux, superbe.
Je fis feu.
Il aurait dû tomber : il chargea.

Nous aimions et ressentions tant de choses ensemble qu'il m'arrivait de croire cela possible. Je me disais : un jour, je lui apprendrai ce que disent le torrent et le maquis, je lui apprendrai le langage du vent...

Dans cette harmonie d’ombres et de musique, mon coeur était gelé.