Parler petitement, comme l'on vit,
serrés l'un contre l'autre
de peur qu'une parole ne nous échappe,
ne trahisse notre condition
ou mieux l'enjolive.
Nous n'avions que les mots du quotidien,
leurs odeurs de travail, de lessives,
leurs remugles de pauvreté contenue
et cela s'entendait jusqu'en nos peines ;
leurs accents rugueux, sales à d'autres,
nous étaient seule vérité.
Un livre prêté... Nous l'appelions lucarne
d'où les mots s'envolaient,
s'étiraient telles nos grasses matinées de printemps.
Nous n'osions pas même le refermer
quand nous faisions l'obscurité.
C'est le dos brisé comme mon père
qu'il achevait de nous conter
le périple de Philéas Fogg,
les aventures de Sir Conan Doyle.
Autour de la table, les jours suivants,
les mots avaient un autre poids.
Reprendre sa route,
progresser en aveugle
sous le regard des plus passants que soi.
Avoir perdu l'ami
jusqu'en son ombre - savoir pourquoi -
rompre son souffle parfois,
le retenir par effraction, de l'intérieur.
Chercher toujours
et n'écrire qu'à l'infinitif
par joie du commencement.
Je n'avais qu'un désir, outre celui de dormir, raconter par le menu cette histoire à maman pendant que nous mangerions la soupe, toujours trop chaude, du soir. Cela lui laisserait le temps de refroidir et casserai le silence de nos habitudes.
P50
La nuit
le corps est-il
plus loin que lui-même
est-il ailleurs
en périphérie
des rêves qui l'habitent
(" Noir")
Arpenter ce soir la Juderia
seul, mains poches,
c'est serrer en mes poings
les restes d'une enfance
qui me vint
aux détours d'odeurs enchevêtrées
telles les venelles de Santa Cruz.
LA FAINE
L'on vous trouve souvent seule
A terre dans le sous-bois
Timide, tremblante,
Ramassée sur vous-même
Espérant - dîtes-vous -
Un seul hêtre
Mais l'on sait - en silence -
Que votre attente est faine
Vouée au désespoir
Cerise, soleil noir
Le soleil noir des cerises,
le sang porté aux lèvres
encore et toujours
avec le temps qui passe ;
le temps passé
sur le visage et le livre des mains.
On se regarde du bout des doigts,
on porte le fruit à la bouche ;
On cherche sa lumière.
On espère un reflet, un seul,
sur le poli de la peau
Est-ce la nôtre ? Est-ce la sienne ?
Ton silence fait trembler le verger tout entier.
La nuit se fait pulpe
le soleil s’est figé sur sa branche,
Dans l’herbe nous ne dormons que d’un oeil
roulé sur nous-même, en nous,
noyau ! Cellule !
Souvenir tendre sous la dent
de la mémoire.
Ensemble, nous sommes ce soleil noir
friable sous le bec jaune du merle.
*
Nous sommes ce fruit mûr
sous l’accord parfait de tes doigts.
Voyage de silence et de pluie sur l’écorce,
le corps et son mensonge.
Cerise le vent porte le message des feuilles,
il l’épèle et le dénude.
Une fois encore tu cajoles le silence
Devant la fenêtre tu berces chacun de ses non-dits.
Tout frissonne et frissonne encore
jusqu’à ce qu’apparaisse
l’ombre du chat, et cette vie
qui nous échappe
comme le fruit qui tombe d’une branche.
Si je n'étais qu'un bout de terre perdu au milieu de nulle part, un caillou chahuté par les vents et la vie, et qu'il était le seul à s'en apercevoir, c'était à lui, et à personne d'autre, de m'en apprendre les reliefs, les failles et la topographie.
P47
Comme disait ton père :"le charme suffit bien souvent. Les gens ne demandent qu'à l'être, charmés."
p29
Mes yeux accrochent leurs linges
à l’étendoir du ciel ;
le crépuscule ravaude ses draps.
Soudain derrière la vitre le vieux livre de la nuit
et la mer entre les lignes, filigrane.
L’écume a une odeur de cuir
qui déplaît aux oiseaux marins.
Le vent est immobile et je suis loin du monde.
Sur l’envers de mes paupières
le corps de cuivre d’une grive égarée
piétine l’ombre qui nous lie.
Je la regarde comme un autre
moi-même.