Colloque "Arts, littérature et sciences sociales" - Les festivals comme objet
Bourdieu a porté à un niveau de tension extrême la contradiction inévitable entre la volonté de produire une science “royale” qui permettrait au sociologue de dire définitivement la vérité du social et son souci, éthiquement et politiquement compréhensible, d’être un homme du commun. Les deux positions paraissent impossibles à tenir pour un universitaire. Un sociologue roi qui ne cesserait de dire que le roi est nu, mais qui ne croirait pas vraiment, dans son for intérieur, en une assertion aussi dévastatrice, voilà comment apparaissait Bourdieu à la fin de sa vie. Je voudrais tant, encore une fois, pouvoir rire avec lui.
"Clint Eastwood" en tant que persona a été puissamment reconfiguré par le traitement qu'il a subi dans les trois westerns qu'il a tournés avec Leone. Son enveloppe corporelle demeure celle d'un Américain du Nord - le surnom de son personnage est Blondie dans "Le Bon, la Brute et le Truand" - mais l'accumulation des écarts avec l'archétype du héros traditionnel de western a contribué à le faire sortir du carcan du typecasting et à lui révéler les potentialités cinématographiques d'une violence crue et rendue abstraite par son excès même. (p. 32)
Il semble que l'homme reste le maître du jeu, même s'il est appelé à jouer plus finement. Le film d'Eastwood le plus récent à ce jour, "La Mule", qui a une dimension clairement testamentaire, tend à montrer que le personnage principal n'a pas renoncé aux plaisirs et aux privilèges attachés à la condition masculine, mais qu'il est prêt à payer, non pas au moyen d'un simple acte de contrition, mais avec de la prison ferme, ses frasques d'homme à l'ancienne. Il plaide coupable, au grand dam de son avocate (oui, une femme), de sa fille et de sa petite-fille, dont on comprend, à leur air effaré, qu'elles lui ont déjà accordé l'absolution. (p. 119)
Au fond le cinéma d'Eastwood, c'est cela, dans une sorte de lumière néoclassique qui sert à éclairer les problèmes du monde d'aujourd'hui : la lutte acharnée, souvent perdue d'avance, mais pas toujours, pour que soient enfin connectés, pleins d'amour vrai, ceux que l'ordre du monde imparfait sépare. (p. 5, citation elle-même issue de "Cinéma" de A. Badiou)
Comment peut-on situer le travail d'Eastwood dans un ensemble qui reste marqué par l'inégalité d'accès à l'image et la prégnance des stéréotypes ethniques ? Le sujet est délicat, car l'approche militante des faits aboutit sans exception à condamner un coupable toujours désigné d'avance. On l'a vu au chapitre précédent : l'affaiblissement de la figure de l'homme dans le cinéma états-unien est unilatéralement interprété comme une ruse de la raison mâle destinée à se gagner un pardon par le biais de l'exhibition des sentiments de vulnérabilité. Il semble que, quoi que fasse l'homme, ou quoi que fasse le Blanc, il ne cherche qu'à maintenir son pouvoir à travers la manifestation de sa négation. Un homme qui pleure, c'est un homme qui continue de dominer par d'autres moyens. (p. 88)
La longévité d'Eastwood et son souci constant de repousser le moment souvent annoncé de raccrocher les gants et d'en finir avec sa carrière d'acteur ont fait du vieillissement de son corps un thème cinématographique inédit. [...] Un vieillard est-il encore un homme, un vrai ? C'est la question que ne cesse d'explorer Eastwood dans les films de la maturité, où il utilise son corps pour montrer, et simultanément pour narguer, le passage du temps. (p. 62)
Le réalisme d'"Americain Sniper" a pour envers la dimension déréalisante de l'abstraction meurtrière. L'inhumanité mécanique du héros permet de neutraliser le mal qu'il produit. L'ambivalence règne en maître sur ce film. Elle constitue la caractéristique majeure d'une œuvre qui ne cesse de jouer avec les assertions monolithiques, tout en déployant son argumentation sous une forme narrative majoritairement unilinéaire. (p. 112-113)
Dans le chapitre de son livre intitulé "The meaning of Black", Paul Smith [1993] a raison de rappeler le déséquilibre fondamental entre la présence des Blancs et des Noirs dans le cinéma états-unien et surtout le fait que, lorsque des Noirs apparaissent à l'écran, ils ont toutes les chances d'être filmés par des Blancs. Doit-on pour autant en conclure à l'illégitimité foncière de ces derniers lorsqu'il s'agit de filmer la diversité ethnique du pays ? Il serait difficile d'imaginer un Blanc ne filmant que des Blancs, ou un Noir ne filmant que des Noirs. Le processus pourrait ne pas avoir de fin si l'on s'en tenait à une application rigide du principe d'appropriation culturelle : ainsi, un Italo-Américain ne pourrait pas filmer un Polono-Américain et un Noir du Midwest n'aurait aucun droit à représenter un Jamaïcain ou un Cubain. La compétition entre les ethnies que le néolibéralisme a exacerbée n'est certainement pas la solution. (p. 104)
Que reste-t-il du héros quand l'héroïsme est devenu sans objet ? Le western italien est le produit de la subversion des codes du western classique, où il y a toujours matière à héroïsme, par une forme de nihilisme décadentiste européen dont Leone constitue un exemple paradigmatique. [William] Beard insiste sur la déconnexion entre la représentation du personnage exceptionnel et un quelconque substrat idéologique qui permettrait de rendre compte des raisons de l'action. De ce fait, la persona qui émerge de la trilogie et qui continue d'animer les films qui suivent chronologiquement (et donc particulièrement les films dont Harry Callahan est le héros) est déchargée de toute "tâche idéologique" (ideological task) aussi bien que de toute exigence de plausibilité. (p. 37)