Je ne connaissais pas le mot pour une femme qui perdait sa fille. Un enfant qui perdait son parent devenait orphelin. Mais un parent qui perdait son enfant n’était pas digne d’un paragraphe dans le dictionnaire.
Il m'a offert les plus belles années de ma vie, mes plus beaux printemps, les plus chantants étés, les automnes les plus colorés et les hivers les plus merveilleux. Il m'a donné la vie. Chaque matin, son sourire était un souffle de vie. Je le maudis d'être parti en premier, tu sais? Quand tu passes 65 années mariée à un homme comme ton grand-père, tu n'as pas envie de continuer l'aventure sans lui. Il riait à mes blagues, même si elle n'étaient pas toutes drôles. Il était là, à mes côtés.
J’ai la sensation que si je parle de lui, de nous, je n'aurai plus le contrôle sur cette histoire. Tant que je suis la seule à la connaître, j'en maîtrise les faits, les versions, les mensonges. Je choisis également le moment où je veux en parler. Si je lui en parle, je l'autorise à me poser des questions à tout moment, à me demander de ses nouvelles. Si je lui en parle, j'ai le sentiment que le souvenir ne m'appartiendra plus.
Oui Mamé, tu pourrais plaire. Tu pourrais plaire par ton enjouement, par ta légèreté de vivre, par ta passion, ton amour, ta générosité. Tu pourrais plaire parce que tu ressembles à Judi Dench avec des cheveux plus longs, mais avec l’élégance de Line Renaud. Tu pourrais plaire, car tu as compris l’essentiel, et tu te trouves belle dans le miroir. Tu me plais Mamé. J’ai envie de te serrer dans mes bras, te serrer aussi fort que j’ai d’amour pour toi, mais j’aurais peur d’écraser ton squelette fragile. Ton dos te fait mal, ton arthrose te fait souffrir, tes yeux se fatiguent vite. Tu pourrais plaire parce que tu parles de soirées dansantes alors que de nos jours, on ne danse plus. Tu as gardé un pied dans ton enfance et l’autre balance sur ton fauteuil roulant. Tu es entre deux époques et cela te rend belle. Ton sourire, tes rides, tes taches de vieillesse sur le front, ton insouciance, ton accent
chanté. Oui Mamé, tu pourrais plaire.
Au travers de la fenêtre de toit, le soleil transmet ses premières lueurs. Sur mon drap léger, les rayons se posent et illuminent mes pensées. Elle est là, à mes côtés. Sa respiration est régulière, lente et paisible. Je l’écoute inspirer
et expirer, créant la mélodie du plus beau des réveils. Ses cheveux sentent la vanille, sa peau est sucrée, son odeur réconfortante.
Ils ne pouvaient pas m’exclure. Ils n’en avaient pas le droit. Une rage naissait en moi. Elle était mon Aurore, mon trésor depuis deux mois. Nous étions une île au milieu de la Méditerranée. Imperturbable, aucun bateau ne venait y amarrer. Mais Aurore avait rejoint le continent, comme la mer se fondait dans le ciel.
Devant la fenêtre, le bureau sur lequel je révisais faiblement mes leçons accueille désormais la machine à coudre de ma mère. Cette pièce est le reflet d’une époque qui n’existe plus vraiment, quelques traces seulement d’une enfance sage et d’une adolescence des premières fois.
La mémoire a cela de formidable. On ne se souvient que de notre réalité, de notre point de vue. On garde malheureusement les mauvais souvenirs, mais le temps finit par les adoucir. Tout s’adoucit avec le temps, même la roche sous l’effet d’un ruisseau. Et puis, parfois, la mémoire passe de la lumière à l’ombre, obscurcissant tous nos souvenirs, tout ce que nous avons créé : la magie des moments, le soleil qui se pose sur notre peau, l’être que nous avons aimé. Nous pensons que notre mémoire nous appartient, que tout est éternel, mais tôt ou tard on réalise que la vie est passée trop vite, que la mort arrive trop rapidement.
Depuis Mamė vit dans l'absence de son amour. Elle souhaite ne plus respirer, ne plus vivre sans lui. Elle aimerait s'evaporer à ses côtés, que ses souvenirs l'emportent. Le ruisseau de la mémoire continue de creuser son chemin jusqu'à son coeur. Depuis son décès, elle navigue en eaux troubles, les yeux fermés. Rapidement, le bassin s'est transformé en lac, puis en océan de lui. Elle se noie, manque d'oxygène. Elle halète à la recherche d'un souffle. Elle flotte à peine en surface, son corps attiré par les profondeurs. Elle se laisse mourir dans son lit médicalisé.
Dans cette chambre, le silence était roi et je détestais son royaume.