Préface
Charles Bukowski a écrit :
« La route que j'avais devant moi, j'aurais presque pu la voir. J'étais pauvre et j'allais le rester. L'argent, je n'en avais pas particulièrement envie. Je ne savais pas ce que je voulais. Si, je le savais. Je voulais trouver un endroit où me cacher, un endroit où il n'était pas obligatoire de faire quoi que ce soit. L'idée d'être quelque chose m'atterrait. Pire, elle me donnait envie de vomir. »
Pour écrire une préface en restant digne, le mieux à faire reste d’utiliser de façon éhontée la citation d’un auteur qu’on aime, pour dissimuler en dessous la crasse qu’on trimballe, comme une ménagère sous-payée foutrait la poussière sous le tapis en espérant que personne ne s’en rende compte. Pourtant, est-il possible d’aimer des histoires de paumés, de ratés, de tarés, d’alcoolos, de clodos ? Moi, j’aime ça. Parce qu’on trouve tout autant de vérités dans les écrits de la rue que dans ceux de sociologues bien mis, sans doute même davantage.
Certains écrivains écrivent pour raconter des histoires, et d’autres écrivent parce qu’écrire est ce qu’ils doivent faire. Ça ne s’explique pas, s’ils n’écrivent pas ils se fanent et meurent. Écrire est leur ultime rempart contre la folie, écrire est ce qui les anime et les rend vivants. Les mots sont pour eux des débris épars qui flottent sur l’océan d’une humanité condamnée, qu’ils s’acharnent à rassembler pour construire des radeaux, des phrases, des paragraphes. Frêles esquifs bringuebalés par la tempête permanente, celle qui ravage l’esprit, le cœur, les tripes et qui propose sa modeste traduction aux lecteurs consentants. Pour ma part, j’ai choisi mon camp depuis longtemps et c’est celui des perdants, des laissés-pour-compte, des déshérités, des torturés, des écorchés. Celui de ceux qui brûlent de l’intérieur et vivent à en mourir, qui regardent le soleil et écoutent les étoiles filer, qui explosent et sèment leurs morceaux aux quatre vents.
Il n’y a pas de contradiction entre écrire pour raconter une histoire et écrire pour chasser les démons. Une histoire est bonne d’abord parce qu’elle résonne pour le lecteur. Johanna Almos en connaît un rayon sur la torture, sur la douleur et cette connaissance ruisselle depuis les pages que vous tenez entre vos doigts, sur l’encre de ces personnages défigurés par la souffrance et la rage. Des êtres abandonnés sur le bas-côté de la société, ou qui ont choisi l’exil, inadaptés à la productivité et à la rentabilité. Personne ne veut les voir, ces SDF, ces oubliés du progrès qui dorment, mangent et vivent dans leur voiture, ces paumés qui décident de se foutre en l’air et choisissent l’autodestruction. Ils servent d’écrin au réceptacle des bonnes consciences qui, satisfaites de ne pas être à leur place, dardent sur eux un regard condescendant et repu. Ou détournent les yeux. « Liberté, égalité, fraternité » ne sont plus que des mots isolés, décharnés, des solitudes qui s’égarent quelque part à l’horizon, sans substance pour les accrocher.
Johanna Almos connaît les douleurs, toutes les douleurs, celles du corps et celles de l’âme, et trouve à défaut d’une guérison, les bribes d’une rédemption au travers de ce texte qui ne vous raconte pas une petite histoire inoffensive, mais qui cherche à vous remuer, à vous scarifier, vous force à ouvrir les yeux dans l’obscurité de notre fosse commune. En lisant ce roman, j’ai entendu résonner les voix d’écrivains morts qui ne se regardaient pas le nombril, qui tapaient sur leur machine parce que sinon, ils savaient qu’ils mourraient, ou deviendraient dingues, ou les deux, et ne pouvaient le supporter.
Je ne doute pas que vous les entendrez vous aussi et que vous les verrez disparaître dans l’ombre de la rue, au-delà de la norme qui nous engloutit.
Emmanuel Delporte
Écrivain – Prix Masterton 2017
Elle supporte de moins en moins ses mots déplacés, son désir poisseux qui la souille. Elle se demande si tous les mecs pètent un câble après l'accouchement de leur femme au point de se jeter sur la première adolescente venue, ou si c'est spécifique à ce taré. S'il faut, la prochaine fois, elle viendra en burqa. Tout vaut mieux qu'imaginer ce sale type se tripoter en pensant à elle. Il doit fantasmer, lui prêter un tas d'amants dans ses délires lubriques. Tout ça à cause d'une putain de jupe et d'un t.shirt moulant. L'imbécile ne se doute même pas qu'elle est vierge. C'est bien les adultes, ça, imputer leur propre abjection à ce qui est pur, l'enfant en premier. Ils accuseront un bébé de mentir, de tricher alors qu'il n'est même pas en âge de comprendre ce dont il s 'agit. Ils accuseront une fillette de les séduire alors qu'elle joue à la corde à sauter. Triste monde que celui des hommes. Si c'est pour leur ressembler, autant ne jamais grandir !
Boulevard Malesherbes, elle allume une Marlboro. Pas pour jouer les grandes comme les autres filles du lycée. Juste parce qu'elle était prédestinée. Ses parents ont toujours beaucoup fumé. Elle a grandi sous des volutes grises, le tabac comme colostrum. Petite, elle savait qu'elle serait fumeuse comme maman et papa. Ce n'était pas une option. (...) C'était aussi naturel que de respirer. Alors, à douze ans, quand un oncle lui a proposé une cigarette, elle a accepté, sans même tousser. Le bâton de mort a remplacé le pouce dans sa bouche. Elle s'est accrochée à la clope comme à un nouveau doudou. Parce que ça chassait ses angoisses et lui donnait une contenance. Parce que ça la rapprochait de sa mère, un peu. Fumer le même tabac, c'était faire un pas vers elle, essayer de la comprendre. C'était se donner l'illusion que quelque chose les rapprochait. Trois minutes à peine, le temps de quelques bouffées, elles étaient intimes. Puis la vie reprenait son cours. Sa mère rangeait son briquet et son amitié.
Il s'en va, titubant, fier de lui, la haine de soi oubliée pour quelques heures. Jusqu'au réveil qui accueille toujours la douleur. Jusqu'à la prochaine gorgée d'alcool, jusqu'au prochain rail de coke. Chaque jour ne sert qu'à noyer le souvenir de la veille, demain à tuer aujourd'hui.
Sa camarade s'est énervée, lui a répondu qu'elle était complètement à l'ouest. Clémence se demande à l'ouest de quoi. Comme s'il y avait une boussole pour indiquer la route à suivre et qu'il ne fallait pas en dévier.
Elle ignore si c'est anormal mais elle ne voit pas les mêmes choses que les autres, ne se pose pas les mêmes questions. Ce qui rebute la plupart des gens lui semble banal. Elle ne sait pas pourquoi mais ça a toujours été. Elle n'a jamais fait de différence entre les hommes. Elle place les SDF au même niveau que les banquiers. Ce n'est pas un idéal ni une revendication, juste qu'elle ne parvient pas à faire autrement. Sa mère la traite d'autiste. Ce qui est vrai, c'est qu'elle n'a jamais su appréhender le monde. Elle est inadaptée, à l'ouest.
La solitude rend fou, il le sait. Il en a vu des SDF qui perdaient la boule à force de supporter leurs propres pensées, qui erraient en soliloquant des trucs incompréhensibles ou gueulaient des obscénités. Toute la putain de journée sans personne à qui causer, sans personne pour vous faire oublier le froid et l'indifférence des passants.
La rue c'est peut être l'enfer, mais l'enfer libre, loin des maltraitances.