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Citations de Juliette Kahane (22)


Quelque chose, dans leurs yeux, venait de dérailler.
Ils les regardaient approcher de la table, les regardaient du coin de l'œil lui et ce qui arrivait avec lui, Tiens Girodias sort une de ses filles ce soir, sans cesser de parler entre eux – une petite bande de malfaiteurs élégants. Trois chevaliers du sexe et du livre enregistraient sa présence peu notable, à peine gênante, dans le sillage de leur frère, de leur ami, et aux positions détendues de leurs corps sur les banquettes – devant eux un serveur faisait flamber des chachliks -, elle devinait les sourires tournés vers cet homme qu'elle appelle Papa, quelle ne peut malgré les désagréments qu'il en éprouve appeler autrement que Papa."
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"De ce moment date sa manie. Du jour où elle a vu le film Nuit et Brouillard, elle qui est née après la guerre et dont aucun membre de la famille proche n'a été déporté, en tout cas pas parce que juif. De ce jour, chaque fois qu'elle se trouve, chaque fois que je me trouve dans une situation d'entassement, de foule comprimée, emprisonnée - dans le métro aux heures de bousculade par exemple : observer des visages, les gestes. Essayer de pressentir laquelle, lequel aurait été prêt à marcher sur les têtes et les corps pour respirer un peu d'air, à se battre pour voler un peu d'eau ; qui se serait mis à hurler, à donner des coups, qui aurait fermé les yeux en priant, qui serait tombé en premier, aurait renoncé ; qui aurait essayé d'organiser, de calmer, de retarder le moment où on devient animal, schwein. Ou dans les files d'attente, les queues. Les resquilleurs, les passifs, les amuseurs, les analystes. Parce que je vois bien l'absurdité (voire l'obscénité) de prétendre superposer imaginairement les deux situations, l'impossibilité de deviner qui dans cette foule serait victime et qui bourreau, comment, déportée dans un camp nazi, je me serais comportée - je n'ai jamais parlé à qui que ce soit de cette enquête perpétuelle. Ce qui fait que je n'ai jamais su jusqu'à quel point cette manie était répandue parmi ceux qui ont vu ce film ou d'autres documents d'archives, qui sont parmi les armes les plus puissantes de l'abjection.
De ce moment date aussi la question de ce qu'est un Juif, et cette autre question : qu'est-ce que c'est, porter un nom juif ? Pourtant Nuit et Brouillard ne parle pas de l'antisémitisme nazi, il n'en dit pas un mot. Une seule fois le mot juif est prononcé. Au fil d'une énumération de déportés, on entend "Stern, étudiant juif d'Amsterdam", comme si cette particularité de Stern, être juif, n'avait qu'un rapport accidentel avec son arrestation puis sa déportation. Comme s'il représentait une minorité juive parmi, cette curieuse phrase, "la foule des pris sur le fait, des pris par erreur, des pris par hasard". Une minorité au sein des exterminés. La seule distinction évoquée parmi les prisonniers des camps nazis est celle qui sépare les kapos, presque toujours des droit-commun, des autres déportés. Les noms des camps sont prononcés, sans qu'aucune différence soit faite entre camps de concentration et camps d'extermination. Rien sur le sort particulier des Juifs, des Tsiganes, des homosexuels, des Slaves. Il faut remarquer les étoiles jaunes sur les habits des raflés qui montent dans les wagons à Pithiviers, à Varsovie. Il faut déjà savoir sur quoi s'est concentrée la haine nazie. Ce silence sur le génocide des Juifs par l'Allemagne nazie, c'est maintenant, tandis que j'écris ces lignes, que revoyant le film j'en suis frappée. Je ne crois pas que la fille qui a vu Nuit et brouillard au début des années soixante y ait pensé."
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le 13 novembre 2015, trois commandos de la guerre djihadiste tuèrent cent trente fois et firent plus de quatre cents blessés dans les rues de Paris. On comprit très vite que cette fois, état d'urgence obligeant, il n'y aurait pas de grande marche contre la barbarie comme après les attentats de janvier. Et on sut très vite aussi que cette nuit sanglante modifierait en profondeur le regard porté sur les réfugiés. Ce que la photo d'un petit garçon noyé avait suscité d'élan en leur faveur fut en partie détruit par deux faux passeports syriens appartenant aux terroristes, laissant supposer qu'ils s'étaient faufilés dans le flot de réfugiés pour entrer en Europe. Dans les semaines qui suivirent, les migrants récemment arrivés, qui avaient commencé à reformer des campements sauvages place de la République ou à Barbès, devinrent presque invisibles. Nous avons continué, Félix et moi, à héberger de temps à autre un ou deux jeunes isolés. Puis Louise est rentrée avec un nouveau fiancé, et s'est réinstallée avec lui dans sa chambre.
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J'essaie un vieux truc qui marche souvent dans les situations déprimantes, quand les gens deviennent vraiment trop laids pour qu'il soit possible de continuer à les voir : je les imagine enfants, avant cette grimace qui leur façonne un masque affreux, avant la blessure au couteau qui les condamne au rire à perpétuité et là aussi ça fonctionne-
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Les vrais gens déters
Et puis cette fascination pour le malheur des autres, ça me fait vomir. Parce que les autres c'est toi, comme te l'a appris Jésus. Un toi qui n'a pas eu de chance alors que toi t'en as, de la chance.
Je regarde Ray, ses bottines de cuir fauve calées sur la table basse à côté des restes, de la théière en forme de pivoine. Je me repais l'œil de la laine beige très souple de son pantalon, du bleu de Chine délavé de sa veste archi-rapiécée.
Le vrai truc c'est que ça les fait jouir, les volunteers. Le malheur des exilés, quoi de mieux pour sentir son cœur saigner d'amour et de pitié? Je l'écoute. Elle a raison. Moi aussi j'ai du mal à les supporter, les compassionnels, les charitables.
Juste, dis-je. On ne prend pas les réfugiés pour des irresponsables. Du coup on leur demande aussi s'ils sont d'accord avec certaines choses, non? Une femme égale un homme. On a le droit de croire à ce qu'on veut, ou à rien du tout.
Attention piège, clignotent les yeux de Ray. Elle se hérisse. Est-ce qu'on nous la demande, à nous, cette profession de foi ? Elle s'énerve, mais je sens qu'elle est comme moi, elle est comme tout le monde, elle tâtonne. De temps en temps elle agite un vieux drapeau noir, de manière aléatoire, ou un vieux fanal rouge qui n'éclaire plus rien.
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Par moments j'ai le vertige en songeant que nous avons vraiment basculé dans une ère de tourments, que Jim a raison de voir dans l'islam le cancer qui risque de tous nous dévorer. Par moments, à Jean-Quarré, j'ai une overdose de misère et de laideur et en en repartant, vers midi, je fais ce que ses habitants ne peuvent pas faire: je prends mon vélo, je vais me balader dans les beaux quartiers du centre où le seul spectacle de façades vieilles de trois siècles est un puissant remède qui se diffuse dans tout mon corps. Je vais au cinéma, j'achète un gâteau, des chaussures. Un livre.
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Plus tard, frissonnant sous le pâle soleil, pianotais quelques notes sur mon téléphone quand un jeune homme coiffé de courtes dreadlocks est venu s'asseoir à côté de moi. Il s'est pesamment appuyé au dossier du banc rouge, bras croisés sur la poitrine, mains serrées sous les aisselles. Je le connaissais de vue sans plus - d'ailleurs il ne me semblait pas l'avoir jamais aperçu au petit déjeuner. Il faisait une tête si lugubre qu'au bout d'un moment je me suis décidée à lui parler.
Are you OK? demandai-je.
Ça va. J'attends des mecs pour les aider à remplir leur dossier Ofpra.
À peine une trace d'accent dans sa voix réservée, relevant certains mots - mecs, Ofpra.
Au temps pour moi, souris-je. Je vous avais pris pour un réfugié.
Oh mais je suis un réfugié, me rétorque-t-il avec un soupçon d'ironie.
Devant nous passait dans sa poussette un bébé majestueux, à triple menton et front gigantesque, qui contemplait avec un tel dédain le spectacle de la cour que nous nous mettons à rire au même instant. Ayant ainsi fait connaissance, nous échangeons quelques pronostics sur la date de l'évacuation, ardemment souhaitée par tous maintenant, à part peut-être quelques illuminés parlant encore de s'y opposer, mais dans des termes si vagues qu'ils ne paraissent pas y croire eux-mêmes et quand on leur demande comment ils comptent s'y prendre pour résister, ils vous regardent d'un œil hostile sans répondre. Puis le jeune homme m'explique qu'il est à Paris depuis deux ans et demi. Étudiant en informatique à Khartoum, arrêté pour cyberactivisme et accusé d'apostasie, il avait réussi à s'enfuir avant le procès. Depuis qu'il est à Paris, il suit des cours de philosophie à la Sorbonne.
Du coin de l'œil je regarde son visage sombre tourné vers le préau, la bouche aux commissures tombantes. De la poche de son blouson dépasse Une saison en enfer.
Je commence à comprendre comment c'est, la France, dit-il. Parfois j'arrive même à comprendre les blagues, on dit que c'est un signe - mais franchement je m'habitue pas. Un ballon gifle ses tibias, provenant d'un petit groupe de footballeurs.
Je ne suis pas courageux, ajoute-t-il en le réexpédiant machinalement. J'ai peur de la prison. J'ai peur des coups. Quand le bateau a chaviré, j'ai cru que je mourais de peur. Et maintenant ce sera encore plus dur.
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Stupidement, alors que l'après-midi était si douce, et si paisible la respiration légèrement chuintante de Félix, j'ai lâché mon journal pour m'interroger à voix haute sur le mystère Angela Merkel, cette femme de droite, fille de pasteur élevée en RDA, qui depuis plus d'un mois maintenant mène une politique d'accueil des réfugiés dont se montre incapable l'actuel gouvernement, socialiste, du pays de la Déclaration universelle des droits humains.
Il n'y a pas de mystère Merkel, m'a rétorqué Félix sans ouvrir les yeux. Je ne nie pas qu'elle agisse par souci d'humanité, mais enfin reconnaissons que ses préoccupations morales sont parfaitement synchrones avec la pénurie de main-d'œuvre bon marché en Allemagne.
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[...] il me parle de ces conducteurs de la RATP qui refusent de prendre le volant d'un bus parce qu'une femme les a précédés. Ou de serrer la main d'une femme. On ne les sanctionne pas, on les déplace sur une autre ligne où il n'y a pas de conductrices. Et les syndicats préfèrent regarder ailleurs, dit-il. Pour ne pas perdre d'électeurs.
Je ne le crois pas. Ce n'est pas possible que ça se passe vraiment comme ça. Tu exagères, lui dis-je, une fois de plus. Quelque chose en moi résiste à admettre, non que des conducteurs se comportent de la sorte, mais que des syndicats soient capables d'un tel opportunisme. C'est mon côté fleur bleue.
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S'il y a quelque chose de bon dans le fait de devenir vieux, c'est qu'on n'a plus à prouver ni à se conformer à quoi que ce soit. À mesure que le temps se rétrécit, le champ des possibles s'élargit. On peut se permettre de questionner des situations qui paraissaient immuables, de tenter des choses dont on ne sait rien à l'avance, serait-ce portnawak.
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Je n'arrive pas à renoncer au balai. Je me demande pourquoi je ne peux pas être comme Félix. Accepter ce qui est. Félix sait que la laideur triomphe toujours, que la bêtise roule sa caisse sur les avenues du monde entier, que La cruauté gagne tous les concours avec des facilités de surdouée. Tout ce qu'on peut faire, dit Félix, c'est essayer d'améliorer un peu les choses. Lentement, modestement. La marge est étroite. S'indigner, se révolter, c'est vertueux mais infantile. Ça ne mène à rien d'autre qu'aux dictatures, en fin de compte.
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Je sais, répliqua Hélène, dont le visage avait encore pâli. Je lui ai dit que ce serait plus facile pour lui en province, mais il veut rester à Paris.
Tu lui as dit, mon ail, la rudoya Marcia. T'es rien qu'une de ces putains de bourges que ça fait jouir de jouer à l'assistante sociale. Vous, les gestionnaires, vous êtes tellement cons que vous sabotez le boulot des vrais gens déters. Et résultat, les réfugiés voient même plus la différence entre un putain de collabo de soutien et les putains d'autorités.
Ce jour-là, malgré la brutalité de son langage, j'avais trouvé ce que disait l'impitoyable Marcia sur les users plutôt sensé. Il m'était arrivé d'entendre une étudiante de Sciences po, qui n'avait pourtant pas l'air d'une oie blanche, dire de jeunes réfugiés qu'elle cornaquait. Ils sont tellement chou d'une voix si exténuée de tendresse qu'elle me faisait frémir. De lire sur internet les commentaires extasiés d'un soutien découvrant le poulet maffé dans un foyer pour travailleurs africains, commentaires qui auraient pu être publiés par n'importe quel nigaud en voyage organisé au Sénégal. Ou des échanges dithyrambiques après une mission nettoyage éprouvante dans les sous-sols du lycée, inondés par la fuite des toilettes du rez-de-chaussée - Bravo les gens! Vous êtes superbes!», « Vous êtes beaux ! », « Je suis fière d'appartenir à une humanité où vous êtes ! », etc. -, congratulations dont l'emphase naïve m'avait fait ricaner.
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Je me demande comment Violette, Gustave ou Roxane réagiraient si je leur expliquais que depuis quelques jours j'ai commencé à prendre des notes sur ce que je vois et fais à Jean-Quarré et ailleurs, dans l'espoir d'y voir un peu plus clair. Que c'est ce que je suis en train de faire en même temps que j'écoute la discussion, en utilisant la fonction « Mémo» de mon téléphone. Si tolérants soient les soutiens, je me vois mal leur parler de cette idée qui m'est venue - en trichant le moins possible, noter tout ce que je comprendrais des relations qui se nouent entre exilés et indigènes parisiens, dans cet espèce de laboratoire foutraque qu'est la Mdr ; ne rien omettre, atténuer ni enjoliver, en tout cas pas volontairement, de ce que je saisirais au vol - un objectif inaccessible, perdu d'avance - à viser quand même ? ma façon à moi de persister dans l'utopie? En tout cas, la levée de boucliers contre l'article « bombe humaine » me confirme que cela me ferait aussitôt apparaître comme une traîtresse et une vendue, moi aussi.
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Longue barbe au carré, cheveux façonnés en cake souple sur le dessus du crâne et chemise à carreaux assortie, Gustave est remonté contre un article publié récemment par une association d'aide aux migrants, qui décrit la Mdr comme une « bombe humaine prête à exploser » et laisse entendre qu'il « y aura des morts » si certains activistes poussent les réfugiés à résister en cas d'évacuation. L'avis dominant, autour du banc rouge, est que même les journalistes censés adopter un point de vue bienveillant recherchent systématiquement le scoop, et qu'il vaut mieux éviter de leur parler. Ça dépend, blague Dariush, un réfugié afghan qui parle un peu le français. Quand elles sont jolies it's OK, dit-il en regardant du côté de la photographe. Lèvres sinueuses à la Victor Mature, yeux globuleux et poses nonchalantes de latin lover, Dariush est un dragueur impénitent qui flirte, ou s'efforce de flirter, avec toutes les soutiens pas trop vilaines qui passent à sa portée - et il y en a un certain nombre.
Mais c'est la vérité, dit soudain Roxane qui se roule une cigarette à l'autre bout du banc. On sait que ça peut péter n'importe quand et qu'il y a de plus en plus de bagarres et de trucs louches, alors pourquoi il faudrait le cacher ?
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Non mais c'est portnawak! s'écrie Éden. Y s'croyent au zoo ou quoi, tous ces boloss?
Je ne sais pas si le verlan est devenu ringard, comme on le lit dans les magazines, mais c'est manifestement le moindre des soucis d'Éden - dont le langage est celui d'un gros dur de rappeur qui ne craindrait pas de citer Deleuze et Bourdieu, mais aussi bien, si l'occasion s'en présente, Saint-John Perse. Crispant son visage pointu de mioche mal embouchée, elle rajuste les bretelles de sa salopette-short et fond sur une grande brune fatale, occupée à canoniser deux jeunes Souda- nais devant le graff Refugees struggle, en les excitant de petits , grognements quand ils font les clowns pour son objectif. Hey! attaque ici! Éden. C'est pas un putain d'safari-photo.
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Le lycée est un grand marché de troc où l'on cherche tous quelque chose. Les exilés un toit, un matelas ou un morceau de matelas pour dormir, quelques jours de répit, un endroit où, parce qu'on est regroupés, on cesse d'être invisibles. Les militants un terrain de lutte, les flics des renseignements, les soutiens, activistes et autres bénévoles une occasion d'agir, de se montrer amicaux, d'« aider », avec l'infinie variété de nuances correspondant au tempérament et aux convictions de chacun à un moment donné. Sans compter le flot des donateurs qui ne tarit pas, les truands, les proxénètes et pédophiles à la recherche d'un nouveau terrain de chasse, les ravis qui viennent proposer aux migrants une initiation à la méditation tantrique, les associations caritatives religieuses ou non, les fanfares, la compagnie lyrique venue chanter Purcell, Didon et Énée, dans la cour... Chacun entre et sort, à la recherche d'autres humains.
Everybody's looking for Something, c'était aussi ce que rugis- sait la fantastique voix d'Annie Lennox pendant l'interminable et minable nuit des années 80 - Some of them want to use you ! Some of them want to get used by you - on dansait sur ce genre de paroles jusqu'au matin avec l'énergie d'un désespoir pas complètement factice, entrecoupé de sommes sur des canapés aspergés de bière et troués de brûlures de cigarette - Sweet dreams are made of this ! Who am I to disagree -, en s'empiffant n'importe quelle came pour amortir la retombée dans la vie ordinaire, après le crash de Wonderland-of- sixty-eight.
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Je raconte à Roxane comment le jeune Afghan avait astucieusement désamorcé la crise dans la cuisine, riant de lui-même et de nous tous avec son incantation à la crème de riz solidaire.

Depuis ce jour, Zal m'inspire une sympathie grandissante dont j'espère qu'il n'a pas conscience. Je le croise souvent dans les couloirs ou dans la cour, vêtu d'un bermuda découvrant ses genoux protubérants, de tee-shirts pimpants chinés dans la masse de vêtements qui continuent d'affluer, les cheveux coupés net et court par l'un des coiffeurs improvisés du lycée - avec parfois une discrète fantaisie sur la nuque, minuscule queue de rat ou motifs géométriques rasés à la tondeuse. Or, si je n'arrive pas à me sentir ni à me voir comme une vieille, ni même à me sentir vieillir, ma folie ne va pas jusqu'à ignorer que pour Zal, comme pour n'importe qui de moins de trente ans dans le monde entier, j'en suis forcément une, de vieille. Et embarrasser ce petit gars avec l'affection d'une vieille qui se comporte comme si elle ne l'était pas, voilà ce dont je ne voudrais en aucun cas être responsable.
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One one, s'époumone-t-elle, one one.
Je finis par comprendre de quoi one one est l'injonction. Un gobelet et un morceau de pain par personne, pas deux. Et pas de resquilleurs qui se feraient servir deux fois. Elle houspille ses assistants jeunots qui ont du mal à tenir leur rôle de guichetier quand quelqu'un se rebelle de l'autre côté de la porte et demande un deuxième morceau de pain. Il faut leur apprendre, plaide la voix véhémente, il faut les commander. Personne ne moufte sauf Ingrid et Constance qui rient nerveusement de figurer dans une scène pareille et la commentent à mi-voix.
Ne parle pas, travaille! s'énerve Mino. Ne parle pas, travaille!
Chaque chose qu'elle dit, elle la répète au moins une fois. Chaque phrase de Mino est le début d'une incantation, d'un mantra censé galvaniser les volontés des petites natures qui l'entourent.
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[...] on comprend que le soir, la nuit, quand tout le monde a fini par s'endormir, enfin seul enfermé dans ses rêves, enfin seul avec tout ce qu'on a perdu, le présent incompréhensible et l'avenir illisible, on comprend qu'au milieu de la nuit indélicats et racketteurs viennent razzier ce qui les intéresse, bouteilles de gaz comprises, dans la cuisine qui ne ferme plus à clé depuis que la porte en a été fracturée.
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Cependant, hasard ou intuition pas complètement invraisemblable - de loin en loin émerge, du trouble marigot stagnant tout au fond de Félix, un être étrange et instinctif, une créature hybride qui malmène quelque peu son personnage d'universitaire pondéré -, hasard ou intuition donc, pendant que nous préparions le dîner il a mis un disque de Woody Guthrie, celui des ballades du dust bowl inspirées aux hoboes par la misère et la faim. Comme Félix sifflotait en remuant la sauce des spaghettis, hochant en rythme sa tête de faune grisonnant, je lui fis remarquer que les vagabonds, il les aimait beaucoup dans les vieilles complaintes folk - In the Big Rock Candy Mountains the cops have wooden legs, nasillait Woody - mais quand ils sont là, à ta porte, c'est une autre histoire - Oh the buzzing of the bees in the cigarette trees... Sachant que Félix a tout abandonné de sa jeunesse révolutionnaire à part la conviction de détenir la vérité et de devoir en faire bénéficier les autres, j'aurais mieux fait de me mordre la langue, ou d'avaler de travers mon verre de graves. Une âpre discussion s'ensuivit, de plus en plus hargneuse et alcoolisée. On n'est plus au temps des boat people, disait Félix qui, avec d'autres gauchistes repentis, s'était démené pour les Vietnamiens fuyant le régime communiste, dans les années qui avaient suivi la chute de Saigon. Comment ? m'étonnais-je. Ceux qui traversent la Méditerranée ne sont pas des people qui s'enfuient sur des boats ? [...] lorsque je l'inter- rompis pour remarquer que si les Vietnamiens avaient été musulmans ou noirs, ou les deux, ils n'auraient peut-être pas été accueillis de la même façon, cela déclencha une de ces éruptions de fureur que je n'arrive jamais à prévoir, d'autant plus violentes sans doute qu'elles sont extrêmement rares.
Comment tu fais pour te croire toujours plus maligne que tout le monde, fulmina-t-il à un moment, alors que tu ne comprends rien aux enjeux géopolitiques ? Ce que je sais, lui rétorquai-je, c'est que si tu étais sûr de toi ça ne te gênerait pas autant qu'on ait un avis différent du tien.
Nous finîmes, divagants et tordus d'amertume, par nous replier chacun à un bout de la maison, le plus loin possible de l'autre.
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