Pourtant, Dora avait vu Surmena pratiquer cette intervention plusieurs fois. Inclinée, les jambes écartées au-dessus du blessé, elle tenait la cuisse ou le mollet, en fonction de l’articulation luxée, tout en maintenant la cheville du patient serrée sous son aisselle. Elle tirait de toutes ses forces, disloquait la jambe pour la faire pivoter ; le blessé hurlait à la mort jusqu’à ce que d’un coup le silence règne, l’os était remis. Lorsque Dora lui demanda comment elle avait appris à le faire, Surmena ricana. Tout ce qu’elle savait, elle le tenait de sa mère, la guérisseuse Justyna Ruchárka. Tout, sauf cela. Elle l’avait appris directement sur des corps de gens morts, grâce au fossoyeur de Hrozenkov. De toutes les guérisseuses de Žítková, il l’avait choisie elle, car elle vivait seule avec sa sœur cadette Irena. Il les lui apporta un soir. Il vint directement depuis le cimetière lui porter trois caisses en bois qu’il laissa dans la pièce. Elle entendit arriver de loin la charrette brinquebalante et le heurt des os dans les caisses. Il avait eu l’idée qu’elle pourrait ainsi apprendre comment les os s’articulaient les uns par rapport aux autres. Elle avait beau prétendre que ce n’était pas nécessaire, il ne voulut rien entendre, particulièrement en ces temps de menace de guerre imminente. Les trois caisses demeurèrent trois jours dans la pièce et Surmena était pétrifiée. Elles restèrent fermées, telles que les avait laissées le fossoyeur ; pour ne pas être en présence des caisses, elle dormait avec Irena dans la soupente. Mais le fossoyeur venait chaque soir constater les progrès.
Des dizaines de générations de dépositaires d’un savoir ancien ont survécu à l’avènement du christianisme, à la chasse aux sorcières du début de la Renaissance, à l’acharnement des prêtres et de la justice locale, aux enquêtes des commandos S.S. , et au final, elles sont liquidées par les bolcheviques.
D’une façon ou d’une autre ça devait se terminer par un malheur. Parce que sa mère elle aussi était une déesse et que les déesses n’ont pas le destin facile.
La croyance, la foi, peu importe en quoi, mais la foi inébranlable possède un pouvoir terrible, il faut que tu le comprennes ça !