Citations de Lorenzo Cecchi (14)
Rien devant. Rien derrière. Toute cette eau ! Infinie, fantasque, prête à t'avaler à la moindre inattention. C'est une eau méchante qui altère, une eau assassine, assoiffée de mort. Sous sa surface, tu la sens tendue pour envoyer ses lames. Des lames qui fauchent, qui te font l'accolade et t'emportent.
Une blague circulait dans les années soixante. Elle racontait le retour précipité, dans ses pénates d’origine, d’un immigré italien qui, débarquant à la gare de Charleroi, vit sur l’autre rive de la Sambre une boutique a l’enseigne : « Chemiserie ». Ce qui se lit en italien : « Che miserie ! », « Quelles misères ! ».
Il glissa qu’il avait divorcé de sa première femme. Une certaine amertume teintait ses propos ; il s’était exprimé avec trop de légèreté pour que la chose ne l’ait pas touché profondément. Beaucoup feignent la tiédeur sur des événements importants de leur existence, les font passer pour anecdotiques, mais c’est précisément ce détachement suspect qui révèle qu’ils ont vécu des moments pénibles que, par pudeur, ils travestissent. Pour partager ce moment plus intime, confidence pour confidence, je lui fis part que je m’étais moi aussi marié deux fois.
- Ne pleure pas Vincenzo, console-toi mon garçon, là où il est ton papa ne souffre plus. Tu sais, les choses sont comme ça, comme les saisons, comme les âges de l’existence, comme le tango : quatre temps. À la fin de la musique, tu as fait ton devoir, ce pourquoi tu es venu au monde, après tu quittes la piste, tu t’en vas.
Cette fille dans la pénombre apparaissait belle au-delà des mots. Une beauté pareille c’est dangereux pensai-je. Sûr, ça peut tuer. L’Histoire regorge de récits relatant le sort tragique d’imprudents tourneboulés par la beauté. Le chant des sirènes, Cléopâtre, Messaline, Mata-Hari, etc. Personne ne sait vraiment ce qu’est la beauté, de quoi elle est faite. Platon lui-même a échoué à en saisir l’essence. Pourtant quand elle pointe son nez, on la reconnaît de suite. Tu ne sais rien d’elle, mais tu la sens présente. Elle s’accroche , la beauté, elle te subjugue. Tiens-toi à distance ou tu risques l’envoûtement, de mourir foudroyé même. Oui, la beauté est dangereuse, vraiment. Incorrigible, je m’entendis pourtant murmurer :
- Tu bois quelque chose ?
Son regard qui appuie sur mes seins. Tu parles d'un ami ! "Je connais ton mari depuis la maternelle..." Qui pourrait croire qu'un regard puisse peser à distance ?
Et pourtant le regard du gros FERDI me tripote les seins, je le sens nettement. qu'est-ce qu'il fiche, Armando ?
L'Italien est un être civilisé, il ignore la mesquinerie et se doit de le montrer surtout s'il se trouve loin de la mère patrie. Rome, les Étrusques, tout ça, c'est nous, les Italiens. Aussi décréta-t-il pour lui-même et, malheureusement aussi pour son collègue Wodek, qu'il continuerait à chanter et à lui faire la conversation comme si de rien n'était. Le devoir lui imposait de s'opposer aux mœurs autistes de ce barbare venu des steppes lointaines et glacées, un point c'est tout.
Tu veux te faire peur, tu veux des sueurs froides, des nuits blanches, des emmerdes qui t'agitent les neurones ? L'entreprise commerciale, gamin, il n'y a que ça de vrai, te dis-je !
L'irascible docteur avait coutume d'enguirlander les gamins s'il les voyait une cigarette au bec. Plus d'une fois, Matteo avait, lui aussi, fait les frais des pénibles remontrances du médecin. Trevi l'avait soûlé de reproches, que fumer tuait et, que si on n'en mourait pas on se chopait quand même plein de saloperies qui creusaient le déficit de la sécurité sociale, et que c'était à cause de trous-du-cul comme lui que l'Italie se retrouvait dans la merde.
Le vrai pouvoir, c'est ça : disposer de l'autre corps et âme.
Lors d'un voyage en Espagne, un gars, une rencontre fortuite, a dit à Marquez que s'il n'arrivait pas à se passer de cigarettes, c'est parce qu'il avait peur de tuer ce qu'il aimait.
Depuis que le monde est monde, l'homme a toujours travaillé et ce n'est pas demain que les choses changeront. On ne peut pas prétendre à l'oisiveté quand même. Ce n'est pas moral, merde !
Mais pourquoi ne puis-je m'arrêter ? Pourquoi ne puis-je à mon tour me résoudre à tuer ce que j'aime et qui m'assujettit ?
La foule -quelques personnes- agit sur moi comme un astringent ; je me recroqueville, m'auto-avale, me fais le plus petit possible jusqu'à ce que ma présence sorte du monde sensible. Faire partie d'un groupe, quel qu'il soit, me met mal à l'aise : je ne sais vraiment pas comment me comporter pour être "dans la ligne du parti". (p.34/35)