Citations de Margarita García Robayo (19)
Être bon et solidaire dans des circonstances normales n’a aucune valeur, Susan, c’est comme allumer une lampe en plein jour.
J'aime le silence, mais ce n'est pas très amusant de le pratiquer seul. A deux, en revanche, il signifie plénitude. Et illusion de permanence. Mais il faut se méfier, parfois le silence est une manière de cacher la fragilité: se regarder pour avoir la confirmation d'un bonheur maculé de la peur que, si quelqu'un venait à le mentionner à voix haute, il ne se brise.
Chacun pense que l’on se met à nu en écrivant,mais je sais qu’en réalité on se déguise.
On prend d’autres visages,on se refait en mêlant culpabilité, frustration et désir.Le résultat est un personnage parfaitement dépouillé et honnête. Ce qui n’a aucune solidité réelle. Une construction telle n’est possible que dessinée sur du papier.
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Les très rares fois où j’ai recroisé des gens venus de mon passé – de mon enfance, de mon adolescence, de ma ville –, j’ai pu remarquer l’étonnement dans leur regard, le ton de leur voix, comme s’ils étaient face à un fantôme : « Tu as disparu », me disent-ils, bien que ce soit évidemment faux, je suis là, prisonnière de la même enveloppe. La réaction sur le visage des autres n’est jamais gratifiante, comme si le fait de me savoir loin leur donnait la certitude que j’allais bien, mais qu’en me voyant revenir ils ne pouvaient s’empêcher de penser que quelque chose avait mal tourné. Revenir, presque toujours, c’est échouer.
D’autres résolvent leurs problèmes en rapprochant les extrêmes pour tenter de réduire l’écart de l’incompréhension. Là, au milieu, ils mettent deux chaises et s’installent pour discuter. En fait, ils appellent cela « dialoguer ». Mais l’écart n’est jamais tout à fait comblé, il reste toujours du jeu, une petite fissure expansible. Chaque personne est un noyau cerné par cet écart d’incompréhension. Y compris ceux qui se sentent proches les uns des autres sont séparés par cette bordure étroite mais profonde. Personne n’est si proche que cela de qui que ce soit. Personne ne peut ignorer l’abîme qui l’isole d’autrui.
Quand quelqu’un cesse d’exister, il emporte une partie d’un autre, un bout de matière, du concret, pas seulement une accumulation de souvenirs. Et quand quelqu’un naît, il étrenne des traits anciens, vient avec le poids du passé qui sera toujours plus grand que son futur.
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Je suppose qu’à un moment j’ai dû effacer mes souvenirs pour faire de la place dans ma tête et pouvoir en amasser de nouveaux. Comme lorsqu’on a besoin de plus d’étagères dans son placard et qu’on jette ses vieux vêtements, bien qu’ils soient encore en bon état. Bref, il se trouve que cette femme est ma mère, mais moi je ne me rappelle pas la sensation d’être sa fille. De même que ce creux dans ma sensibilité ne ressemble pas à celui que laissent les chansons oubliées – ces dernières ressurgissent de nulle part, entières et vigoureuses, un après-midi mélancolique. Je ne sais pas bien à quoi ressemble cette sensation, mais régulièrement, pour l’expliquer, me vient un hologramme de moi-même me montrant une robe que je ne reconnais pas ; elle ne me semble ni belle ni laide, en tout cas jamais je ne l’aurais choisie. L’hologramme me dit : « Tu adorais cette robe, tu l’as payée une fortune, tu t’es sentie comme un mannequin chaque fois que tu l’as portée. » Et moi, après l’avoir observée de près et constaté son innocuité, de répondre : « Cette robe-là ? »
Quand quelqu'un cesse d'exister, il emporte une partie d'un autre, un bout de matière, du concret, pas seulement une accumulation de souvenirs. Et quand quelqu'un naît, il étrenne des traits anciens, vient avec le poids du passé qui sera toujours plus grand que son futur. C'est cela engendrer, se débarrasser d'un morceau de matière et d'histoire, le donner au monde pour qu'il ne pourrisse pas avec vous. Refuser de s'éteindre. La volonté de se perpétuer. Un désir mesquin et narcissique.
J’envie ce genre d’audace, cette facilité qu’ont certaines femmes à s’exposer. Des femmes qui se sentent plus à l’aise que belles et qui par conséquent le sont.
Ma tante disait que les maisons étaient comme les femmes: elles se mariaient belles et saines, mais ensuite on les utilisait, les enfants arrivaient et les esquintaient, les salissaient, les déglinguaient, sans possibilité de faire machine arrière.
Autrement dit: étrenner un corps ou une maison, c'est inaugurer sa détérioration.
La détérioration, me dis-je à présent, est le degré supérieur de la matière, car elle prouve que quelque chose en elle a fleuri. Seulement, ce qui a fructifié a aussi fini par pourrir.
Ma mère a un regard triste sans doute parce que le monde, aussi beau soit-il, ne lui suffit pas. Et ce creux qui est en elle - parce que le monde ne lui suffit pas, parce qu'il lui manque quelque chose que le monde ne pourra jamais lui donner - s'appelle de la tristesse. Je pense qu'elle dirait la même chose de l'amour. L'amour et la tristesse, quand ils sont aussi intenses, doivent s'éprouver à l'identique, dans les poumons.
Avec Erika, cela me fait comme pour certaines œuvres d’art que je ne comprends pas, dont je n’arrive pas à savoir si elles sont géniales ou immondes, pourtant je m’arrête devant et sens comme une claque, et aussitôt de la perplexité : pourquoi tu m’as frappée ? Je t’ai juste regardée.
(…) la plupart des gens compensent les brouilles affectives par des produits. C’est aussi cela le sens de ses colis : je ne peux t’accorder ma compréhension ni ma compagnie, alors je transforme ce que je n’ai pas en gâteau roulé, en chapeau, en étui en crochet pour ranger ton portable. Ce n’est pas non plus une révélation. C’est un savoir qui a toujours été là, et pas seulement dans ma famille : quand la raison manque et qu’on y renonce de manière consensuelle – c’est-à-dire, laborieusement – ou quand gagnent l’incapacité et la fatigue, il reste toujours la nourriture, les cadeaux, les produits délibérément non nécessaires – et laids, en général.
Beaucoup peuvent bien croire qu’on se met à nu en écrivant, moi, je sais qu’en réalité on se déguise. On prend d’autres visages, on se refait en mêlant culpabilité, frustration et désir ; le résultat est un personnage parfaitement dépouillé et honnête. Ce qui n’a aucune solidité réelle. Une construction telle n’est possible que dessinée sur du papier.
Un journal intime me semble être l’opposé d’un enfant : un dépositaire de secrets. Une cachette. Dans un journal, on peut conserver l’indicible et le mettre sous clé. Préserver des versions sombres du monde. À moins que ce ne soit un journal gangrené de questions, de peurs et de phrases inachevées. Dans ce cas, ce serait exactement pareil qu’un enfant.
Elle s’est lissé les cheveux, qui sont un peu plus clairs que la dernière fois, sans racines apparentes. C’est un miracle qu’ils repoussent encore après toutes ces années à se lisser les cheveux ; elle le faisait tellement souvent que ma tante Vicky devait lui appliquer des cataplasmes d’aloe vera pour apaiser son cuir chevelu irrité. Ma sœur est blanche comme une meringue, mais elle a les cheveux bouclés, drus et rebelles, or c’est bien là, disait ma grand-mère, le seul et véritable trait distinctif de la négritude. Ma sœur a passé une bonne partie de son adolescence à éradiquer ce trait, au point de se lacérer la tête.
N’importe quelle relation est portée par un système de croyances, jamais parfaitement identique mais néanmoins très similaire. N’était-ce pas cela que nous recherchions ? S’entourer de murs moelleux qui ne nous fassent pas mal quand on les frôle ? Se fabriquer un beau petit intérieur car l’extérieur est menaçant. Si sur ces murs poussaient des aiguilles, nous nous en éloignerions, nous chercherions la sécurité du centre de la pièce pour ne pas les toucher.
Des aiguilles, me dis-je à présent, voici ce que nous étions, ma sœur et moi, pour ma mère.
Et elle, qu’était-elle pour nous ? Une éclipse.
Peu importe combien d’années vous vivez quelque part, et peu importe si votre accent ou votre vocabulaire ont changé : si vous ne comprenez pas les blagues, vous ne parlez pas la langue, vous n’avez pas les codes, vous ne faites pas partie. Le pire étant l’étape suivante, lorsque vous les comprenez à force de répétition ou par déduction, mais qu’elles ne vous amusent pas. Dans une pièce saturée d’éclats de rire, vous êtes la seule à avaler votre salive.
Axel n’était pas riche : la commande d’Eloy l’aurait maintenu à flot un petit moment. Je le lui ai dit, ce à quoi il a répondu que tout ceci n’était qu’un grand mensonge. Quoi donc ? Vendre son temps pour s’acheter du temps était une équation impossible à résoudre : « Le temps est un rein, quand c’est foutu, ça ne repousse pas. »
Pour la première fois, j’ai imaginé Axel enfant. Quand je vois les parents d’un proche, je pense au petit garçon ou à la petite fille que cette personne a été, et je la mets en scène juste à côté de sa version adulte. Sur cette photo, il y a quelque chose d’affligeant. Les parents sont un trou auquel coller son œil pour espionner l’enfance des autres.