Citations de Marion Fayolle (110)
Ses silences à lui
forment des vides
pour y encastrer
ses paroles à elle.
C'est toujours flatteur de faire moins que son âge. Il y a des gens qui paient des fortunes pour ça.
Dans sa tête, c'est resté un gamin. Alors, vous imaginez bien que ce n'est pas facile quand il y a un si grand écart d'âge entre le corps et le dedans
Juste quelques planches de bois pour séparer le lit des parents de celui des veaux. Dès l'enfance, ils ont appris à dormir avec l'odeur des bêtes, avec leurs meuglements, le bruit des chaînes quand elles se grattent, celui des corps lourds qui tombent pour se reposer, des jets d'urine sur les grilles, des bouses qui s'éclatent sur la dalle.
La mère de la gamine mange en face de la mémé. Un tête-à-tête avec ses propres défauts, avec tout ce qu'elle refuse de devenir.
La bâtisse est tout en longueur, une habitation d’un côté, une de l’autre, et au milieu une étable. Le côté gauche pour les jeunes, ceux qui reprennent la ferme, le droit pour les vieux. On travaille, on s’épuise, et un jour on glisse vers l’autre bout.
C’est pas toujours facile d’être un petit tout, d’avoir en soi autant d’histoires, autant de gens, de réussir à les faire taire pour inventer encore une petite chose à soi.
Mais qu’est-ce qu’elle a cette gamine, à toujours chouiner ?
On tape sur le baromètre. Pourvu qu’il pleuve !
Allez, arrête un peu de renifler, tu ne sais même plus pourquoi tu pleures. La mémé sort un mouchoir de son décolleté. Sèche tes larmes, ça suffit maintenant.
On tape sur le baromètre, on regarde le sens du vent, on attend la bonne lune. Pourvu qu’il pleuve ! On n’a jamais vu le pré aussi sec. Et la source ? Il ne faudrait pas qu’elle se tarisse. Rassure-toi, ce n’est jamais arrivé.
Mais qu’est-ce qu’elle a cette gamine ? C’est pas avec ses chagrins qu’on arrosera le potager. Sinon, on ne s’inquiéterait pas. Il faudrait une pluie fine. Mais là, ça va tomber dru. C’est souvent comme ça sur les hauts plateaux, on vit entre les bras des éclairs. Ça claque, ça fait vibrer la maison : les volets se cognent contre la pierre, les petits se cognent contre leur mère. L’orage a plus de colère encore que l’enfant.
Ça se calme enfin.
L’oncle, le gendre du pépé et de la mémé, fait le tour des parcs. Deux vaches raides sous les grands arbres. Putain.
Quoi ? Pas avant la semaine prochaine ? Mais elles auront le temps de sentir, de gonfler, d’attirer les charognards. Tu ne veux pas rappeler le service d’équarrissage pour insister? Si la gamine voit ça, on n’a pas fini de l’entendre pleurer.
Rappelle-toi, la dernière fois, elle était convaincue que c’étaient ses colères qui avaient foudroyé les bêtes.
La mémé rit, ils ne savent pas pourquoi. Quand elle parle vite comme ça, avec l'euphorie de la fête, ils ne comprennent plus du tout son patois. Ils sont, dans sa cuisine, comme dans un pays étranger. Leurs langues, leurs oreilles ont trop d'années d'écart pour se parler vraiment.
On ne remarque même plus que, dans son regard, il manque des lumières. Sa peine est trop épaisse. Une peinture mal diluée, opaque, étalée en plusieurs couches.
Il est mort à l'entrée de l'automne, on l'a dispersé là, à l'entrée du bois.
Elle, elle ne cherche pas à rester jeune, elle sait qu'au bout d'un moment la vie tue.
Il dit qu'il n'est qu'un assassin, qu'il tue plusieurs poulains par an comme les parents tuent l'enfance en voulant éduquer. Même leur fils, le petit ou, il trouve qu'ils le tuent en l'aidant à grandir.
Entre elle et sa mère, c'est compliqué, elles opposent leurs efforts. L'une gèle, l'autre dégèle. C'est comme ça que se brisent les familles.
Elle leur rend une tristesse qu'ils lui ont transmise.
Ça lui a fait ça aussi, à la mère de la gamine, quand elle a quitté la ferme, qu'elle est partie étudier de l'autre côté des montagnes. Une danse, une explosion, la découverte du dehors. Ça grouillait, ça s'agitait, ça klaxonnait, ça se bousculait, ça fumait, ça s'embrassait, ça clignotait, ça brillait, ça coûtait cher, ça dormait par terre. Elle ne savait pas qu'on pouvait vivre aussi serrés, marcher des heures sans voir le ciel, monter des escaliers sans les monter. Elle découvrait les cinémas, les baisers dans les cinémas, les baisers là où ça ne se fait pas. Elle piétinait la ville, la ruminait, découvrait que c'était possible de s'éloigner de sa mère. Elle craignait d'avoir peur du noir, comme les veaux, d'avoir envie de rentrer. Mais ici, le noir n'existe pas, les vitrines restent éclairées, les fenêtres, haut dans le ciel, prennent la place des étoiles.
Ne t'inquiète pas pour moi. J'ai des amis plein ma bibliothèque.
Sa gueule est toute déformée, ça fait ça, le chagrin sur le vin, le vin sur le chagrin.
Un fou devenu fou, ça commence à faire beaucoup de folie dans un seul homme. Son corps a beau grossir, à un moment, ça ne rentrera plus. Ne vous approchez pas trop, les petits, il pourrait vous cogner dessus comme sur la réalité. On ne sait jamais. Ca peut faire ça, l'ivresse ; quand on s'y habitue trop, on s'énerve de ne plus la trouver. Le vin n'estompe plus le désespoir mais en remet une épaisseur.
Les autres jeunes rêvent aussi de s'envoler avant l'hiver, d'échapper à la neige qui les emprisonne pendant des semaines, des mois, ils imaginent une vie à eux, qui ne serait pas celle des parents, qu'ils auraient réussi à inventer tout seuls.