Ma Babou aimait me faire plaisir et m'achetait souvent des fruits auprès des marchands ambulants. C'est la noix de coco que je préférais. Après un coup sec, la coque se fendait, dévoilant sa chair et son jus blanc laiteux. Nous la dégustions ensemble en marchant en silence. Parfois, nous traversions le cimetière pour nous prosterner devant ces ancêtres. C'était un endroit magnifique avec ses stèles moussues camouflées par la végétation. Quand il pleuvait, nous nous abritions sous de gigantesques feuilles de bananiers. J'aimais le son des gouttes tombant, puis glissant le long de leur nervure.
Pratiquer un art vous cache de la laideur. Les battements de votre cœur s'accordent aux mouvements de vos mains et il s'ensuit un plaisir surnaturel grâce auquel vous devinez votre âme, et au-delà, l'âme du monde.
Je suis une sang-mêlée. Mêlée comme la pluie à la terre volcanique de mes ancêtres. Mon arrière-grand-père d'origine néerlandaise a investi à Java pour monter une affaire d'exportation de riz qui a rapidement prospéré. Il s'est construit une très bonne réputation. Comme cela était fréquent à l'époque, il s'est ensuite installé en concubinage avec sa njai...
C'est une gouvernante indigène... Ne prenez pas cet air outré !
Au milieu du XIXème siècle, la blancheur de la peau était secondaire et l'entente entre colons et autochtones, cordiale. Ce qui importait, c'était le tissage d'alliances, assurer son assise dans le pays. La njai était de bonne famille. Alors, pourquoi pas?
La mère supérieure se dressa en repoussant bruyamment son fauteuil de cuir. Il heurta la bibliothèque.
_ Désormais, tu te nommes Euthalia. Durant tout ton séjour chez nous, tu seras identifiée par ce prénom. Oublie l'ancien, il n'existe plus. C'était celui d'une fille perdue.
Accoudée à la fenêtre du réfectoire, je prends quelques instants pour profiter du spectacle de la rue. L’air frais pénètre mon corps et désencombre l’autoroute de mes pensées. Avec le soleil de printemps, il est un baume réconfortant pour les cœurs fêlés.
_ J'ai commencé par l'année 1911 et j'ai trouvé leur adresse. Tu te rends compte qu'ils vivaient à six dans une pièce unique !
_ Ah oui ! Des tenements. Ces logements miteux dans lesquels les gens vivaient tous les uns sur les autres. C'était vraiment la misère. C'est triste.
_ Oui, c'est ça. Mes grands-parents vivaient avec leurs, la sœur de ma grand-mère et un homme âgé étranger à la famille qui était relieur. J'ai ensuite remonté le temps et c'est là que ça se complique.
Suis-je honnête , Dans mon travail, je m'attribue le beau rôle en aidant toutes ces femmes. Du bon côté de la barrière, je suis celle qui sait, qui prend les bonnes décisions. Forte, parce que bien intégrée. Suivez mes conseils, prenez modèle sur moi ! En réalité, je m'évite de chercher à savoir qui je suis, rassurée par mon sentiment de supériorité.
Ma mère me préférait, j'étais sa poupée. Elle m'habillait toujours avec soin, brossait mes boucles blondes le soir avant de se mettre au lit. Elle adorait les nœuds. Elle en achetait sans cesse de nouveaux pour mes cheveux. Mon favori était rouge avec des poids blancs, celui avec lequel je me trouvais belle. En y repensant, mon Dieu, ce que les petites filles sont vaniteuses !
Vous possédiez un tigre, mon animal de compagnie était plus banal : un simple chien, un fox-terrier.
« Quand tu es entrée dans ma vie, j’aurais fait n’importe quoi pour que tu ne connaisses jamais de peine. On fait tous comme on peut. Je ne suis pas la mère parfaite c’est sûr. J’en suis consciente. Je pense à moi. J'ai fais des erreurs avec toi. J'en ferai encore... mais je ne t’abandonnerai jamais Émilie, sache le. Tu viens de mon ventre, de mes tripes »
Tous les êtres humains ont peur d'être abandonnés, de se retrouver seuls pour mourir. On se fabrique des scénarios rassurants pour tenter de conjurer le sort. La constitution d'une famille en est un parmi tant d'autres. Elle n'apporte pas forcément le bonheur. Elle repousse juste la peur de mourir , mais pour un temps seulement.