24 avr. 2022
Dans le cadre de la semaine interculturelle 2021, la bibliothèque Octagone a invité l'écrivain Maya Ombasic et lui a demandé de raconter son lien à l'écriture et à l'exil.
Le Stari Most, le vieux pont de Mostar, amalgamait dans sa pierre cinq fois centenaire les petites et les grandes différences des habitants au nom de quelque chose de plus vaste, semblant défier les lois de la physique. L'inclinaison parfaite de cette merveille du XVI ième siècle destinée par l'architecte de Soliman le Magnifique
permettait aux idées de flâner dans les airs et de rêver à l'éternel.
Mais le Split que nous avons connu n'existe plus: un nationalisme féroce, comme la toile d'une araignée venimeuse, s'est emparé de la ville, l'isolant dans un soliloque où tout accent autre que croate est le signe d'une menace " turque" ou " serbe". Un nuage obscur à couvert le ciel de ton pays et les deuils, petits et grands, sont devenus un état permanent pour les nostalgiques comme toi.
On croit vivre l'enfer avec les gens qu'on aime, mais c'est quand ils menacent de nous quitter qu'on entrevoit le véritable enfer. Tu as encore des rêves à partager, des lois à contourner et des frontières à passer clandestinement. Il te faudrait encore des centaines de nuits blanches pour me parler de ton enfance titiste, quand tu étais " le plus heureux du monde".
Soudain, je comprends que la nostalgie qui te ronge les entrailles et ton désir de faire entendre les voix du passé pour sauver le présent te condamnent à marcher sur la ligne fine qui sépare chacun de la folie.
Nous débarquons à Baracoa et la première chose qui te saute au yeux, c'est le sourire des douaniers quand tu sors ton passeport bosniaque. Ici pour la première fois depuis que tu as quitté ton pays, tu es accueilli a bras ouverts, parce que tu es communiste ! Tu te régales en épiant l'interminable interrogatoire que subissent deux touristes anglais, malgré leur passeport qui partout ailleurs commanderait le respect.
Pour la première fois, nous sommes les bienvenus quelque part.
La beauté que tu reconnais au Nouveau Monde, c'est qu'il n'a pas encore été contaminé par la fièvre des identités. Les Cubains ne savent pas grand-chose de nos absurdes guerres ethniques.
Pour eux nous sommes encore les camarades yougoslaves.
Son intrusion dans la partie la plus intime de mon corps était devenue comme une insulte. Ses lèvres faisaient toujours le même mouvement, et lui, le même grognement d’ours qui s’acharne sur sa pitance sans la goûter. Viande interchangeable nécessaire à sa survie. Je ne supportais plus le souffle de ses narines sur mon sexe ou dans mon cou, et j’eus le courage de lui dire ce qu’il ne voulait pas entendre: que l’amour s’était évanoui, que nous étions sans doute les meilleurs amis du monde, mais que je refusais, à trente-sept ans, de faire l’amour machinalement.
Forcer quelqu’un à en témoigner, c’est un sacrilège. Pendant toutes mes années européennes, j’avais dû constamment me raconter, m’expliquer et remercier, prendre la position du réfugié bien intégré. Lejla a appris bien vite le français, Lejla a de la culture, Lejla est douée à l’école, Lejla est très intelligente, Lejla est courageuse, Lejla a vécu l’enfer et, pourtant, elle sourit, Lejla a une résilience sans borne... Ce que personne ne vous dit, c’est que dans la logique banale des choses de ce monde, le réfugié doit toujours demeurer à sa place, un peu plus bas que ceux qui l’ont accueilli.
Bien plus tard, en atterrissant à l’aéroport Pearson, à Toronto, le douanier sikh m’avait dit des mots que je n’oublierai jamais: Welcome to Canada. It’s the only country in the world where «you’re not enough until you’re too much» doesn’t apply. J’ai mis du temps à comprendre ce qu’il voulait dire, mais cette phrase résume depuis ma vision du pays des érables où je suis heureuse d’avoir donné la vie et commencé une autre lignée, loin des Balkans sanguinaires.
C’est une femme qui m’a fait découvrir les possibilités infinies de mon plaisir. Un jour, je me suis retrouvée seule avec l’épouse d’un associé de mon beau-frère. Je ne sais même plus pourquoi. Tout ce dont je me souviens, c’est de la douceur de ses seins sur mon ventre et dans ma bouche, ses cheveux ondulés qui sentaient le caramel. Je ne te raconte pas le sentiment de libération, le jaillissement imprévisible de ce jour-là. Je venais d’accoucher de moi-même. C’était une étreinte passionnée et je sentais que cette femme, dont j’oublie aujourd’hui même le nom, n’avait jamais connu de plaisir véritable. Moi non plus. Nous étions deux fontaines, ensemble.
Lors de notre toute première étreinte, étalée à la vue de l’Adriatique, je le revois en train de déboutonner ma chemise pour croquer mes seins en murmurant des mots indistincts. Sa bouche dodue sur ma peau me laissait désarmée. Personne, jamais, ne m’avait autant désirée et, à me sentir à ce point voulue, je désirais à mon tour à la folie cet inconnu. Alors qu’il enfonçait ses doigts dans mon sexe et chuchotait à nouveau quelque chose d’incompréhensible, je tentais de revenir à la réalité en lui demandant d’arrêter, d’arrêter tout ça, en lui disant qu’on ne se connaissait pas, que c’était de la folie.
Il n’est pas dans mes habitudes de me confier au premier inconnu. Je lui ai pourtant raconté comment mon mal de vivre et mon envie de tout lâcher s’étaient révélés le soir du quarantième anniversaire de ma meilleure amie.
Irène fréquentait régulièrement des soirées technos, qu’elle disait indispensables à son équilibre mental. Alors qu’elle s’affairait à s’oublier dans une cacophonie hypnotique où personne ne se parlait ni ne se regardait, chacun dansant face à un mur en y cherchant sa propre silhouette, j’avais eu soudain le sentiment de pénétrer dans le ventre du grand vide cosmique.