A présent, il allait la punir en la privant de son amitié. Une amitié dont elle dépendait comme du soleil.
Théodora était extrêmement jolie. Elle avait un visage doux, en forme de coeur, un parfait petit nez retroussé, la peau fine et laiteuse ; mais sa beauté avait quelque chose de presque surnaturel. On aurait dit une poupée de porcelaine dans des hardes de sorcière. Les élèves du lycée Duchesne trouvaient qu'elle s'habillait comme une clocharde. Sa timidité maladive et sa réserve n'arrangeaient rien car on la croyait bêcheuse, alors que ce n'était nullement le cas. Elle était calme, tout simplement.
Mimi repéra Jack qui rattrapait Theodora en courant pour lui parler, et tous les deux qui se lançaient dans une conversation intense à mots couverts. Mimi n'aimait pas cela du tout. Elle ne savait vraiment pas pour qui se prenait cette Theodora, qu'elle soit appelée à faire partie du Comité ou pas. Elle n'aimait pas la manière dont Jack la regardait. La seule autre personne qu'il regardât ainsi, c'était elle. Et Mimi était bien décidée à ce que cela ne change pas...
Ils avaient beau fréquenter le même lycée, c'est à peine s'ils respiraient le même air.
De l'autre côté de la rue, Theodora vit un taxi s'arrêter et un grand blond en sortir.Au moment où il prenair pied pied sur la chaussée, un second taxi surgit en trombe dans le sens inverse .
Il fit une embardée brutale et sembla tout d'abord en mesure de l'éviter, mais au dernier moment le garçon se jeta devant lui et disparut sous ses roues. Le taxi ne s'arrêta même pas et poursuivit sa course folle comme s'il ne s'était rien passé.
-Oh, mon dieu ! hurla Theodora.
Le garçon était touché , elle en était sûre. Il s'était fait renverser, il devait être mort.
-Tu as vu ça ? demanda-t-elle en cherchant frénétiquement des yeux Oliver, qui semblait s'être volatilisé.
Theodora traversa la rue en courant, certaine de trouver un cadavre, mais le garçon était debout face à elle. Sain et sauf.
-Tu devrais être mort, chuchota-t-elle.
-Pardon? demanda-t-il avec un sourire perplexe.
Au lieu de craindre l'avenir, je devrais apprécier l'instant présent.
Elle frissonna dans son long cardigan noir aux coudes troués, trouvé la semaine précédente dans une friperie de Manhattan Valley. Il sentait le moisi et l’eau de rose éventée, et la silhouette menue de Theodora se perdait dans ses plis volumineux. Elle avait toujours l’air de se noyer dans ses vêtements. Le gilet noir lui descendait presque aux mollets ; en dessous, elle portait un fin tee-shirt noir sur un sous-pull gris usé. Et, en bas, une longue jupe de paysanne qui traînait par terre. Telle une gamine des rues du XIXe siècle, elle avait les ourlets tout noirs à force de balayer les trottoirs. Aux pieds, elle portait ses baskets Jack Purcell préférées, les noir et blanc avec un trou réparé au chatterton sur l’orteil droit. Ses boucles noires étaient retenues par une écharpe perlée trouvée dans l’armoire de sa grand-mère.
On ne rencontre que quelques véritables amis au cours d'une existence, et il faut tout faire pour conserver ceux qu'on a eu la chance de trouver.