Citations de Muriel Pic (27)
Cet enchaînement de livres m'apparaissait comme traversé par le souffle d'un magicien qui se tenait là en suspens, appliquant une loi surnaturelle. Et plus je m'immergeais dans le sens profond de cette bibliothèque, plus cette impression se renforçait et se confirmait. de l'ordonnancement des livres émergeait sous une forme toujours plus claire une série d'images, de motifs déterminés et d'idées originelles, et derrière cette complexité je voyais finalement surgir clairement la figure dominante de l'homme qui avait construit cette bibliothèque. - Ernst Cassirer à propos de la bibliothèque d'Aby Warburg (p. 51)
La peur est sans doute de toutes nos émotions la plus délétère, nous empêchant d'imaginer ce que nous ne voyons plus et qui se tient pourtant là, sous nos yeux, à l'échelle de nos existences oppressées par le souci d'argent.
Symptôme de ruines
extrait 3
À la radio pour la première fois
l’empereur du Japon donne de la voix
c’est la capitulation en radiodiffusion.
Tout le monde écoute
– dans le silence d’Hiroshima
Une grenouille maigre étourdie
tombe mollement d’un hameçon
sursaute à peine et sans lutte finit.
Des enfants la ramassent
la font frire
et l’enveloppent dans un papier
à l’effigie de l’empereur Shôwa.
Ils mangent en silence devant le ciel bleu
le ciel d’août sans demain
sans destin
le ciel du grand champignon : le pikadon
les pétéchies
et la maladie des rayons
XI LA NEIGE
Réveillez-vous ! Tout est blanc !
Les ruches sont pleines de neige.
Nulle trace, tout est possible encore
la dictature du temps
de l’histoire
rompue comme les rails des chemins de fer.
Plus rien ne passe et tout se tait.
Réveillez-vous ! Un folio attend
votre réveil éblouissant.
Pour vous seul sans limite
le blanc sans fin à couvrir.
Réveillez-vous ! le jour point comme un stylet.
Je voulais parler de la liberté, j'ai ouvert une collection de timbres et retrouvé la ruine d'une famille. Étrange réponse des mots et des images à la question de l'affranchissement. La liberté a toujours un prix fort : la solitude, la pauvreté, l'exil. Il faut payer quelque chose pour avoir sa prairie sèche, sa 'dry meadow', son jardin fou et divers, où l'on se sent chez soi, foulant du pied les désirs relâchés qui vont et viennent, grouillent en lignes serpentines.
Rêve d’oiseaux
Je sais seulement qu’il y a parfois des phrases qui restent, qui résistent, qui se déforment en résonnant, qui deviennent plus vastes, plus lointaines, plus anciennes, plus proches, plus inédites, des phrases qui dérivent, suscitant des fleuves, des lacs, des mers, des océans, des sources. Il y a des phrases qui vous emportent dans le rêve, des phrases qui enclenchent la rêverie et mettent en état de divagation, des phrases qui jouissent.
Sous les astres errants du ciel
sans fin s’agitent et se transforment
tous les éléments de la matière.
Rien à faire
la nature des choses est irrégulière.
Rien à faire
la vérité est toujours en ruines.
Rien à faire
les souffrances endurées
ne rendent pas plus réel le temps passé. […]
Voici des rêves…
Voici des rêves, des grisailles, voici des voix, des dialogues et des morts. Voici des photographies, des images décolorées, des lumières passées, des fossiles ramenés des temps profonds, des corps évanouis, des cendres portés par les vents et les eaux. Ainsi je veux partir. Voici des testaments, des témoins, des vœux. Voici demain. Voici hier. (...)Voici les photogéniques, les images sorties des cartons, données, trouvées, soulevées, déchiffrées. Voici les philologiques, les bribes, les fragments, les mots égarés sur une page, mutilés par un agrafe, les brouillon les livres-brouillards et les notes de chevet. Voici l’infralyrique, les hantises documents. Voici les rapports, la littérature grise, les documents, les actes, les traces, les données, les fantômes cartonnés, les articles de dictionnaire, les faits. Voici les phonogéniques, les voix tirées des boîtes, les bandes magnétiques, l’audiovisuel des spectres, les brouillages radiophoniques, les voix perçues, évaporées, les échos et les simulacres. Voici les tragiques, les météorologiques, les thucydides et les insulaires.
Le rêve est l’espace possible…
Le rêve est l’espace possible d’un dialogue des morts, une ronde des spectres, un temps insulaire. Son argument est infralyrique, rythmes de l’en-dessous, chants comme courant, voix déferlantes » (On pourrait dire aussi voix affaiblies comme Eric Villeneuve qui me semble tant dans le champ de l’infralyrique, si toutefois je comprends bien cette notion). « Le rêveur envisage et dévisage, pas d’échappées lyriques ni fuites, seulement des déplacements infimes entre le corps et son ombre, nos corps et les ombres. L’infralyrique est une vibration lumineuse qui s’amplifie la nuit, un frôlement morphologique entre deux images, une perfection de hasard, la photogénie de l’impondérable.
…
Toute passion, certes, confine au chaos des souvenirs. Mais j'irai plus loin : le hasard, le destin, qui de leurs couleurs imprègnent le passé sous mes yeux, ils s'offrent là en même temps aux sens, à travers l'habituel fouillis de livres. Car ce genre de possession, qu'est-ce d'autre qu'un désordre où l'habitude s'est faite si familière qu'elle peut apparaître comme un ordre ? [...]tout ordre, dans ces domaines précisément, n'est qu'un état de suspens au-dessus de l'abîme. - Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque (1931)
Il n'est pas mauvais que nos bibliothèques servent aussi de temps à autre de pense-bête, de repose-chat et de fourre-tout. - Georges Perec , Penser / Classer (1985)
Prora propagande
Propagande prora
Je regarde des documents
des photographies.
je regarde des morts.
Par-delà la résidence vue sur la mer
à l’horizon du camp au format Welt
je vois six millions de matériel humain
des corps nus sans soleil
des corps nus avec la mort en fac
e
Le premier ensemble, intitulé Rügen, concerne Prora, « camp de vacances » pour travailleurs du IIIème Reich dont Hitler lança la construction sur l’île de Rügen en mer Baltique.
L’art ancien des abeilles :
figurer la communauté parfaite.
L’art ancien des communautés :
prendre les hommes pour des abeilles.
incipit/Deuxième ensemble : Miel
À Prora, personne n'aurait dormi sans rêver de Hitler.
La nuit : la sueur.
Le jour : affiches, gros titres, banderolles, haut-parleurs.
L'âme dans les filets de la machine totalitaire.
Et partout le regard des soldats redoutés
le bras tendu vers un naufrage.
Les peines de l'île sont encore là.
Symptôme de ruines
extrait 2
Le docteur Michihiko Hachiya
fume cigarette sur cigarette
consigne chaque jour
les crânes chauves
les langues crevassées
les documents humains.
La ravissante jeune fille brûlée
ne montrait aucun signe d’alopécie.
Elle gisait toujours dans une flaque de pus
et son état semblait inchangé
ni mieux ni moins pire.
Les gens souffrent sans savoir de quoi.
Les cheveux tombent par poignées
et le plâtre du plafond
fleurs de cerisier sur les visages irradiés.
Autopsies et photographies interdites.
…
Symptôme de ruines
extrait 1
Le parfum de la vie est si fragile
qu’il ne saurait durer ?
Thé vert homme qui dort
Sei Shônagon prend une nouvelle feuille de papier.
Une classe d’officiers
arrogants et bravaches s’était développée.
Les autorités militaires avaient trahi
l’empereur
le peuple japonais
et rien dit sur la bombe atomique.
…
Mais le plus important est de planter le poirier, le pommier, le cerisier, le prunier, l'abricotier en suivant la méthode de l'affranchissement. [...] Le nouveau venu rompt en quelque sorte avec le passé et invente de nouvelles racines.
Le tarot est un art d'imaginer juste à partir d'un nombre d'images données. Je dispose devant moi celles que j'ai collectées à propos de Jim, photographies, timbres, cartes postales, dessins, cartes à jouer, livres, et bouts de texte. Les fragments se combinent pour raconter un chapitre possible de sa vie, mais je dois continuellement rejouer la partie, car une seule configuration n'est pas suffisante pour saisir ce personnage vernal et ses histoire d'affranchissements.
Dans certains jeux de tarot, l'Hermite est remplacé par le Bossu, quoique la figure reste la même : [...] c'est un sage détaché du monde, mort aux passions et aux ambitions, un esprit profond, méditatif, étranger à toute frivolité, un médecin de l'esprit.
L'homme est malheureux et méchant tant qu'il est enchaîné par la loi, l'usage et les idées reçues. Il suffit de l'affranchir pour faire son salut.