Autoportrait
C'est mon sort de promener un agressif contour
errant la nuit, le jour,
et qui blesse la rétine des gens alentour
quand sur les murs je projette mon être incongru.
[Mi-e dat să plimb un agresiv contur
rătăcitor, din noapte pîna-n ziuă,
rănind retina celor dimprejur
cînd proiectez pe ziduri ființa-mi incongruă.]
(épigraphe du roman d'Alain Absire, « Vasile Evănescu l'homme à tête d'oiseau »)
Un homme
Lorsque combattant pour sa patrie, il eut perdu un bras,
il prit soudain peur :
« Désormais, tout ce que je ferai, sera fait à moitié.
Je ne ramasserai que la moitié des récoltes,
tandis qu’au piano, je ne jouerai que la mélodie
ou que l’accompagnement,
jamais les deux portées ensemble.
Je ne pourrai frapper que d’un seul poing
dans les opiniâtres vieilles portes
et la bien-aimée, je ne pourrai l’étreindre
qu’à moitié.
Il y aura des choses que je ne pourrai faire du tout :
applaudir, par exemple,
aux fêtes où chacun applaudit. »
Dès ce moment, il se mit à tout faire
avec deux fois plus d’ardeur.
Et à la place d’un bras arraché
une aile lui poussa.
(traduit par Claude Sernet)
Je n’avais rien à perdre, sinon,
sinon l’ombre d’une corde sur le mur de ma maison,
sinon sur mes épaules de femme la cicatrice du mépris,
sinon sur mes vers en la page alignés la risée qui pèse lourd…
Je n’avais rien à perdre, sinon,
sinon le vent de la terreur dans les branchages de mes nerfs,
sinon l’oiseau de la solitude aux yeux crevés,
sinon l’insigne de la confusion, sinon les préjugés…
Non, je n’avais rien à perdre,
sinon des âges et des âges marqués par le joug et les nuques pliées…
J’avais tout un monde à gagner !
Bread and Wine
We said there’d be a celebration…
There wasn’t
And so I dressed for no apparent
reason in the height of fashion.
I waited for you till dawn.
All night I waited.
In the carafe-stagnant wine,
on the tables-stale bread.
And when day came upon the land
-and I knew it would remain there-
I took the flowers from my hair
with a withered hand.
(translated from the Romanian by Brenda Walker and Andrea Deletant)
p. 31
Le sang
Ah ! Je me rappelle encore très bien la douleur d'alors !
Mon cœur pris au dépourvu
sautait comme une volaille à la tête tranchée.
Tout était éclaboussé de sang,
la rue, la table du bistrot,
et surtout tes mains inconscientes.
Ma chevelure éparse errait
comme un monstre parmi les verres,
s’enroulait autour d’eux, comme
autour de souffles arrêtés,
puis dansait, debout, en sifflant,
plus retombait, guillotinée, à tes pieds.
Ah ! Je me rappelle bien que j'ai eu
un sourire atroce, grimaçant
pour mieux ressembler à moi
et que je n'ai crié qu'une seule fois,
bien après qu'il n'y eût plus eu
personne alentour,
et qu’on eût éteint la lumière et essuyé
le sang sur les tables.
(traduction en français par Aurel George Boeșteanu)
Donna miraculata
Depuis que tu m'as si bien quittée
je me mets toujours plus en beauté
comme une dépouille éclaire l'obscurité
On ne voit plus ma frêle carcasse
ni l'œil qui se fige et s'efface
ni le haillon des mains à la surface
ni mon pas, inutile, défiguré d'envie
On ne voit sur mes tempes parfaites
que ta cruauté faire la fête
comme un aura putride ravi
(traduit du roumain par Radu Bata)
Ce que j'ai dit à l'écureuil
C'est moi qui t'ai tiré de l'anonymat des feuilles
du refuge médiocre de la noisette.
C'est moi qui t’ai jeté à la lumière
t’appelant rouge touffu,
précisant ton bond et ton but.
Tout ce que tu fais m'appartient
même si tu t'es mis tout à coup
à nager dans le gravier
ou à ronger de gros morceaux de papier mâché
ou à fermer et à ouvrir, à l'infini
tes yeux mécaniques,
tu ne peux pas me dérouter.
Tu ne t'échapperas pas de la cellule de ma poésie.
(traduction en français par Ileana Vulpescu)
Je résous parfois des équations
Je suis gourmande. Les ascètes me moralisent
de ce que je parcours d'une seule haleine
la table des matières de la vie
et que je désire tout et que j'ai envie de tout.
Ils me moralisent de ce que je bois et je mange
des joies, des désespoirs, d’une même bouchée
que la crème du pot profond
et que la polenta chaude.
Ils me moralisent de ce que je porte une épingle de cravate
et un œillet dans mes cheveux,
de ce que je suis tantôt garçon, tantôt fille
et, à vrai dire, je ne sais plus quoi !
De ce que je ne partage pas mon amour
selon un plan et par rations ;
de ce que j'ai des mains tendres de potier
et que je résous parfois des équations.
Eh bien, que faire ? J'ai faim, j'ai soif,
je circule comme le son, dans ce monde vivant,
je ne connais pas la marche au ralenti ;
ni le baiser à crédit.
Je suis gourmande. Et je bois et j'avale et je plane en vol
et je suis fière qu’à mon revers étroit,
brillant, parfois me décore
ta rosette d'or, bonheur !
(traduction en français par Ileana Vulpescu)
Les portes
Les portes ouvertes par où l’on voit des fruits
et des feuilles et des taches d’eau et des chats,
les portes ouvertes contre le mur par où l’on y voit
d’autres portes, des pluies et pierres et une paire
de babouches vertes comme deux longues oreilles ;
les portes ouvertes devant d’autres portes ouvertes
avec la zone de protection de leur réciprocité
– et celui qui a essayé de transgresser
jamais n’arriva de l’autre côté –
et ensuite de nouveau des fruits et taches d’eau
et l’escargot du soleil rampant sur son réflexe
au-dessus de toutes ces existences englouties
par le vide entre deux portes ouvertes,
et nous-mêmes, butés, en voyant à l’infini,
que des pierres, pluies, feuilles, babouches, des chats …
*
traduit du roumain par Cindrel Lupe
Fable
On avait coupé une aile à l’ange.
Essaie de voler, pour voir, dit le Seigneur
Essaie de voler, quand même,
au risque d’être disgracieux,
car ici peu importe le point de vue esthétique,
mais surtout ta capacité d’enfreindre le déséquilibre.
C’est une de mes expériences sur les anges.
Sitôt dit sitôt fait.
L’ange tomba
à travers lumière et gel.
Avec ses plumes carbonisées,
sans force s’accrochait
son aile unique.
Encore brûlant suite à sa vitesse,
longtemps après, il fit halte
sur le toit d’une maison.
Ses jambes, ses mains, sa figure
étaient toutes en sang.
Les braves gens regardèrent en haut et dirent :
« Tiens, une cigogne ».
*
traduit du roumain par Cindrel Lupe