Citations de Patrick Ringgenberg (87)
La démarche proposée ici n'est pas nouvelle. Elle s'inscrit dans le renouveau qui a touché, ces dernières décennies, les sciences humaines et l'étude des courants religieux. A travers leurs domaines d'études ou leurs méthodes, des historiens des religions comme Georges Dumézil (1898-1986) et Mircéa Eliade (1907-1986), des orientalistes comme Louis Massignon (1898-1962) et Henry Corbin (1903_1978), des historiens d'art et des philosophes comma Ananda K. Coomaraswamy (1877-1947) et Gilbert Durand (né en 1921) ont considérablement approfondi l'approche et l'interprétation des mythes et des religions, en faisant valoir un point de vue plus engagé dans la substance même des symboles et des mentalités spirituelles. Leurs oeuvres pionnières sont partiellement remises en cause aujourd'hui -à la fois à tort et à raison-, elles n'en ont pas moins ouvert de nouvelles perspectives d'analyses et de réinterprétations, riches d'avenirs et d'approfondissements. En marge des institutions et des reconnaissances académiques, des auteurs comme René Guénon (1886-1951) ou Fritjof Schuon (1907-1998) ont également apporté un regard nouveau sur les religions, la symbolique sacrée et les civilisations dites traditionnelles. Au XXe siècle, ils ont influencé directement ou indirectement, nombre d'intellectuels et d'universitaires. Mené au nom d'une métaphysique supposée universelle et pérenne, leur point de vue est discutable à bien des égards, mais leurs oeuvres offrent des réflexions et des interprétations pertinentes, qu'il n'est plus guère possible d'ignorer aujourd'hui.
Ces essais n'appartiennent pas aux études médiévales, mais plutôt à une approche réflexive des réalités culturelles liées plus ou moins à la religion et au spirituel. Ils tendent à une démarche pluridisciplinaire, non au sens général qu'on lui prête (un même objet perçu par les spécialistes de disciplines différentes), mais plutôt au sens d'un même objet perçu dans sa réalité plurielle et pluridimensionnelle. Nous nous intéressons plus précisément aux intéractions des dimensions artistiques ou littéraires, symboliques et spirituelles, les trois étant inséparables dans la culture religieuse médiévale : une église est une synthèse harmonique et symbolique, solidaire à la fois d'une connaissance et d'une spiritualité.
Si de nombreux histoirens se sont inspirés de l'anthropologie, de l'ethnologie ou de la psychologie, peu d'études, pourtant, se sont intéressés aux implications philosophiques et spirituelles de la culture médiévale. Ce livre souhaiterait apporter sa contribution à ce que l'on pourrait appeler une approche philosophique ou phénomènologique de la spiritualité et de ses expressions artistiques ou poètiques.
L'enjeu de ces trois essais, indépendandants les uns des autres, est de rendre compte de trois formes de spiritualité : l'une empruntée au monde monastique et mystique du XIIe siècle (Hildegarde de Bingen), une autre au monde aristocratique et chevaleresque du XIIe-XIIIe siècle (les romans du Graal), la dernière à une culture bourgeoise et populaire du XIVe siècle (le Décaméron de Boccace).
La lecture d'un tel livre, toutefois, exige une spiritualité du lecteur. (...) Le livre se révèlera dans la mesure où le lecteur s'ouvre au livre : et le lecteur se réflètera et se révèlera dans le livre et à travers le livre à la mesure de sa lecture et de sa réflexion. "Mais je les préviens qu'on ne peut à peu près rien voir dans ce miroir présenté du dehors, si le miroir de l'âme n'a d'abord été purifié et poli." (Saint Bonaventure, Intinéraire de l'esprit vers Dieu, Trad. Henry Duméry, Vrin, Paris, 1978, p.25.)
Le livre-miroir n'entend pas seulement refléter des lecteurs, mais rendre l'homme vivant par une connaissance qui le mène des reflets à la source, du visible à l'Invisible. Pour le Moyen Age, l'homme a été créé à l'image de Dieu; déchu du paradis, sauvé par le Christ, il doit redevenir cette image de Dieu par la sainteté. En reflétant une connaissance de Dieu et de l'homme, le livre participe à cette restauration : le miroir du livre reflète l'image salvatrice de la connaissance, pour que l'homme puisse être sauvé par cette connaissance.
Au sens littéraire, le miroir est un livre qui réflète des connaissances essentielles sous une forme encyclopédique, philosophique ou poètique. Il est un livre dans lequel le lecteur apprend à se voir à travers cette connaissance et un livre grâce auquel le lecteur peut assimiler la connaissance en la mirant dans son intelligence et dans son âme. Il est un support pour s'élever aux réalités contemplatives, dont les pensées et les expressions humaines ne sont qu'un reflet obscur et figé. Il est une somme, résumant tout ce que l'homme doit connaître pour se connaître, et pour accéder à l'intelligence du monde, de l'homme et de Dieu. Le livre-miroir, certes, n'est aussi qu'un reflet, autrement dit une image de connaissance plus ou moins relative et qui ne saurait épuiser toutes les réflexions.
Avec sa hiérarchie d'univers et de créatures, la création est images sur images, visions sur visions. Chaque degré de la création est le symbole d'un degré supérieur, et cela jusqu'au Verbe qui est le Sens de tous les symboles et le premier Symbole de Dieu. Le Verbe est l'Image créatrice des anges et des réalités spirituelles, et ceux-ci sont l'image fondatrice des âmes et des réalités subtiles, lesquelles sont l'image formatrice des phénomènes sensibles. Il y a une gradation de l'Imagination divine, une hiérarchie et un emboîtement des degrés d'images et de symboles. Le soleil que nous voyons est l'image d'une image d'une image d'une image ... qui remonte finalement à l'Image incréée de toute création, au Fils qui a voulu donner dans le soleil un indice de Sa lumière et de la splendeur qu'il voit dans le Père.