Un jour, lors de ma dernière année à Los Angeles, arrivant en cours, je vis, posée sur le piano, une boîte de violon qui n’était pas là d’habitude. […] Jasha Heifetz me dit :
Ouvre cette boîte, essaie cet instrument.
[…]
Comment tu le trouves ?
C’est le meilleur violon que j’ai jamais eu entre les mains.
C’était la vérité.
Considère qu’il est à toi.
Je sus par la suite que ce violon […], n’était pas un instrument qui lui appartenait […]. Il alla l’acheter chez le meilleur luthier de Los Angeles […].
Je ne suis pas sûre que les donneurs de leçons qui accablaient Jasha Heifetz de leurs sarcasmes auraient été capables d’une telle générosité.
J’eus donc entre les mains un petit instrument aux dimensions de mon âge. Pour m’encourager, ma mère acheta un disque : le concerto pour violon de Tchaïkovski joué par Jasha Heifetz. Je me rappelle avec la plus extrême précision le moment où j’ai placé l’aiguille sur le microsillon. Dès les premières notes, j’eus comme une révélation : je ne me contenterais pas de subir le pouvoir envoûtant de la musique, je me l'arrogerais, j’apprendrais à le faire naître dans ma tête et entre mes doigts, à imposer le silence aux autres.
La plupart des grands concertistes internationaux tournent avec une dizaine de sonates. C’est peut-être regrettable, mais les mélomanes et les organisateurs de concerts le veulent ainsi. Dans le répertoire pour violon, les trois best-sellers sont la sonate à Kreutzer de Beethoven, la troisième sonate en ré mineur de Brahms et la sonate pour violon et piano de Franck.
À neuf ans, j’entrai au Conservatoire de Versailles. Ma mère m’inscrivit aux cours par correspondance, organisés par l’éducation nationale pour les handicapés. N’étais-je pas un handicapé moi aussi, comme tous les enfants surdoués qui brûlent les étapes et sont privés de l’insouciance propre à leur âge ?