Allez bien doucement, Messieurs les Fossoyeurs !
Allez bien doucement, car ce coffre, il est plein d'une harmonie faite de choses variées à l'infini : cigales, parfums, guirlandes, abeilles, nids, raisins, cœurs, épis, fruits, épines, griffes, serres, bêlements, chimères, sphinx, dés, miroirs, coupes, bagues, amphores, trilles, thyrse, arpèges, marotte, paon, carillon, diadème, gouvernail, houlette, joug, besace, férule, glaive, chaînes, flèches, croix, colliers, buccin, trophées, urne, socques, cothurnes, brises, vagues, arc-en-ciel, lauriers, palme, rosée, sourire, larmes, rayons, baisers, or, tout cela sous un geste trop prompt pourrait s'évanouir ou se briser.
Saint-Pol Roux, Pour dire aux funérailles des poètes.
Les derniers refuges de la vie de l'esprit ou de l'aspiration des âmes n'ont pas échappé au règne du marketing quantitatif : la religion, la culture et le sport sont les dernières victimes de l'argent prédateur. La belle aventure du cinéma américain a sombré sous la loi de la distribution et l'emprise des téléviseurs. Il faut désormais créer des besoins au spectateur comme au lecteur, au sportif, au fidèle. Il faut du programmé. Tout doit se vendre, tout doit être rentabilisé : livres, disques, films de grande consommation pour les salles, vidéos à la maison ou dans les mobiles homes. Le succès mondial du Titanic n'est pas un hasard, mais le premier signe du pressentiment populaire d'un naufrage qui menace l'humanité. Il faut créer des frayeurs, des cauchemars pour faire apprécier les fausses voluptés d'un quotidien banal. Les hautes technologies pourront-elles éviter le pire ? Les technocrates en sont convaincus. Je ne le crois pas. La mort veille et protège son territoire : l'éternité.
L'homme moderne exorcise ses turpitudes dans des ashrames chez les psy ou dans des salles de yoga. Il y cherche un équilibre dont le système s'accomode parfaitement. Les évangiles pronaient l'oubli de soi et promettaient un au dela rayonnant. Les sages de toutes les civilisations préconisaient l'indifférence aux biens matériels. Les modernes n' enseignent qu'a se delivrer du stress pour être selon l'expression consacrée "bien dans sa peau." Les plus argentées se reconcilient avec eux-mêmes dans les instituts de thalasso, d'autres font du jogging ou du vélo. Saint Augustin nous manque mais aujourd'hui, il serait probablement boycotté par les médias. Méditation et médiatisation s'excluent par définition.
On a pu espérer l'avènement d'un capitalisme populaire plus égalitaire. Cétait un leurre. Certains l'ont agité au moment des privatisations. J'étais bien placé pour observer la promotion de cette illusion. On faisait miroiter aux petits épargnants des perspectives de prospérité. Ils se sont vite aperçus qu'ils étaient floués : le capitalisme ne récompense plus que les spéculateurs et les financiers. Progressivement, il érode les volontés, chloroforme les consciences et nous amène inéluctablement dans les marécages d'une apocaIypse molle. Nous échapperons peut-être aux terreurs de Bruegel ou de Dürer, mais sûrement pas à l'engourdissement viral contre lequel aucun antibiotique ne sera efficace.
Les cadres modernes sont les victimes consentantes du capitalisme. Le jour, il leur arrive de maltraiter leur collaborateur. Le soir, sous l'autorité de leur femme, ils descendent vider les poubelles, faire pisser les teckels. Puis aident les enfants à finir leurs devoirs. Ils sont souvent interchangeables et presque toujours exténués. En fin d'années, le cadre prototypique devient étrangement docile. Il pense à sa prime, à son augmentation, à son avancement. Il insinue un doute sur l'intégrité ou la ponctualité de son concurrent. Il est jaloux du bureau voisin.
Le Japon est devenu l'empailleur du soleil couchant pour n'avoir pas su conserver ce qui était son honneur et un motif d'admiration pour le monde entier. Le yen a tout métamorphosé, les samouraïs sont devenus des analystes financiers.
La mélancolie n'est plus au goût du jour, elle a été remplacée par la dépression. Elle était trop subtille pour les thérapies des psychiatres. On a oublié qu'il faut beaucoup de mélancolie et d'espoir pour ressusciter le passé.
Seul le beau peut sauver du mal. Seule l'harmonie peut chasser l'infernal, seul l'altruisme peut nous tirer de ce prométhéisme qui en enfermant nos rêves les auront empêchés de s'épanouir.
Le rat français aime retrouver dans les pierres la raison de sa fierté, se rassurer avec hier pour affronter demain.
Les plus âgés parcourent les greens de la sénilité.