Citations de Pierre Drogi (18)
La transparence de ces jours est impitoyable :
je distingue brusquement mes yeux tournant le coin de la rue
qui me regardent depuis des vitres, des eaux ou des miroirs,
à travers la pupille des pluies qui irriguent la solitude.
J'y entrevois un tombeau ouvert
vers lequel regarde avec curiosité l'enfant d'autrefois
resté jusqu'à ce jour mon allié,
fixé en moi à l'âge de huit ou dix ans
pour refuser avec obstination le monde.
Parfois tout s'arrête interdit, et alors on le voit :
le mont Heniu, en face de la maison,
continue à fabriquer l'infini…
(Miroirs, Dinu Flamand, p. 108)
La poésie est l'œil qui pleure.
Elle est l'épaule qui pleure,
l'œil de l'épaule qui pleure.
Elle est la main qui pleure,
l'œil de la main qui pleure.
Elle est la plante du pied qui pleure,
l'œil du talon qui pleure.
Oh vous, mes amis,
la poésie n'est pas une larme
elle est le pleure lui-même,
pleure d'un œil non inventé,
larme de l'œil
de celui qui devait être beau,
larme de celui qui devait être heureux.
(La poésie, de Nichita Stănescu, p. 56)
Si ce n'était pas
qu'un rêve perdu, ce lieu !
Et si c'est un rêve
qui viendra l'éteindre
ô puits de feu ?
(extrait de "Le sommeil", d'Emil Botta, p. 24)
aria giocosa (poco giocosa)
Extrait 1
Loup y es-tu ? — Loup-yéti, loup laitue ? — loups de dents,
loups de mâchoires, loups épais
L'es-tu ?
Tendresse allierait conscience et force. Petits poteaux d'angle :
regarde ceci est un dessin de loup.
Vœu de laine / Regarde avec douceur, ne casse pas ; tu vois
l'insecte saphir comme les yeux d'un myosotis ? Vois-tu le brin
d'herbe et l'autre ?
…
Brouillards au Levant. Sur leurs troncs
des champignons ligneux poussent. Le patron des cierges
conduit avec dignité sa vie amnésique.
Avant la sentence, le juge joue de la flûte.
Le tonnerre présente ses papiers au contrôle.
On organise un spectacle à l'encre invisible
pour le fils de l'Homme.
Retransmission en direct à la radio et la télévision.
De sources digne de foi
demain on nous expliquera
pourquoi les fosses du Levant
sont pleines de morts sages
tournés la face contre terre.
("En recherchant le corps de rêve", Dan Verona, p. 89)
si je pouvais te dire combien je t'aime
je ne sais rien de toi « rhubarbe et belladone
sont plus près de moi » un temps indéfiniment indécent
depuis le navire fait moi signe une dernière fois
(extrait de "depuis le navire" de Virgil Mazilescu, p. 69)
I, Les Fulgurés
Ancézune extrait 3
s’achève d’elle-même
la fin des buillons-blancs aspirés par la pointe
s’affirme le pullulement des chardons mûrs tapissant le sol de
leurs flocons agglomérés
en touffes herbues tombées du peigne
chaque lot est alloué à un corps
volée de moineaux francs dans les églantiers
en volée franche – pris dans les aulnes
martin-pêcheur sur sa ligne dérangé
flux lent de poussière et de flocons inexorable
grince un seul héron par-delà la raideur des arbres.
I, Les Fulgurés
Ancézune extrait 2
les bandes brunes du fond se voient le fond
se voit comme bandes brunes à la
limite des frondaisons
une lumière éparpillée marbre le sentier
bossu et raviné (ravelé ?) lucarnes
ouvertes de tous côtés où glisse un
bout de fleuve
…
I, Les Fulgurés
Ancézune extrait 1
des étourneaux peu discrets
disputent encore entre les sureaux mûrs
ils controversent à propos
des corps et des lots
chaque mot détaché
déposé comme un être
à tout hasard
réceptacle de la foudre
…
« D’Utopie, ce jour… »
On propose un texte à des élèves. Les visages s’éclairent ou pas. Pourquoi ?
Pour peu qu’on sollicite une parole, les langues se délient, des questions fusent, des
éléments de réponse à ces questions. On s’affaire ensemble au chevet du texte : chacun
d’abord dépossédé de sa compétence puis la réassurant à travers les tâtonnements et
l’élaboration d’une interprétation de moins en moins hésitante, confrontant les points de
vue et les hypothèses ou les points de réception. Un fil se tisse, plusieurs fils à travers la
salle. On suit le cheminement d’une telle interprétation, singulière et commune, sur des
visages soudainement éclairés d’en dedans, traversés, rendus plus singuliers par le
travail qui se fait en eux ; et la parole fuse avec plus de joie et d’assurance au fur et à
mesure qu’on prend la mesure de ce que le texte agite. Car on s’assure par elle une
confiance en sa propre capacité à rendre compte de ce qu’on sent, pressent, perçoit : elle
restitue à celui qui lit sa véritable dignité de lecteur qui est celle d’un créateur.
Pour tout dire, le respect émane de l’interprétation : respect à l’égard des mots que l’on
reçoit, respect émané du texte à l’égard de celui qui cherche le fil et se rend capable de
répondre de lui-même « grâce au texte ».
On est souvent surpris de la pertinence de ce qu’a touché un texte d’abord inconnu et
étranger dans l’échange des paroles qui s’ensuit, de la justesse (de l’à-propos) des
remarques – si le texte a touché juste lui-même. On s’embarque presque aussitôt vers les
enjeux, les points les plus délicats, les plus subtils, les plus problématiques parfois. Et le
contact établi s’entendait déjà au moment de la lecture à haute voix, dans la qualité du
silence étalé autour d’elle.
La salle ensuite s’est faite ruche.
On rassemble les fils ou le miel, et quand tout est mûr ou prêt, on relit, dans un nouveau
silence.
Le sens était déjà donné comme relation accomplie, avant l’entente du premier mot (que
précède l’écoute comme disponibilité), et s’est conquis ensuite comme interprétation –
mise en cause du lecteur, réverbération dans son esprit de la parole proférée.
L’énigme porte enfin un sens, même sans le fin mot.
Le sens lui-même, abordé « en poème », reste néanmoins une question. Le poème ne
fournit pas de réponse, ou pas « en sens unique » – il n’offre pas de signification
univoque et il n’y a pas d’autre façon d’attendre du poème qu’il livre un sens. Il
retourne entre nos mains la question – en tous sens. Il offre le développement,
bienveillant à l’égard du lecteur, de la question elle-même en tant qu’elle englobe
locuteur et interlocuteur autour d’un texte-partition ou à partir de lui. Le texte se fait le
témoin de la relation, comme le lecteur se fait le témoin du poème. Dans la lecture du
poème, auteur et lecteur s’envisagent réciproquement en envisageant le texte. Ils sont
même pris dans un lien, dans un réseau de liens parfois contradictoires, empêtrés et
captifs, si l’on en croit Kafka.
Ils s’interrogent en commun, à la lumière du texte, sur la possibilité qu’offre une parole
de transmettre ou de communiquer une émotion, une pensée, d’opérer un partage. Le
sens n’est plus prisonnier dans les mots comme en un piège ; il opère dans le
dégagement des pièges des mots en tant qu’instruments de pouvoir. Le poème serait
philosophe quand l’usage du langage à des fins de sens unique et de pouvoir (c’est la
même chose) serait sophiste.
« Qui es-tu ? », entend-on depuis le poème. Pas : « Tu es ci ou ça »…
Mettre en accord ses actes (son acte) avec ses mots, avoir pu mettre en accord son acte
et ses mots, reste alors le véritable critère de validité du poème.
La question du sens
La « question du poème », celle qui engage celui-ci au moment de son écriture et qui le
justifie éventuellement au moment de la lecture, est en fait indissociablement liée à celle
du sens : c’est la même, ou plutôt les deux questions (question du poème, question du
sens) se déploient en même temps. Elles sont solidaires ; sujettes à caution ou au doute
solidairement. Elles déterminent à la fois, ensemble, la valeur du poème et ce qu’on
désignera comme son sens. Elles en sont le critère.
Sous cet angle, le poème apparaît avant tout comme une mise en crise du sens au travers
d’un certain régime (étrange) de la parole. Crise panique ? généralisée à tout le langage,
ou qui engage toutes les dimensions de celui-ci pour une nouvelle validation de ce qu’il
porte ou peut porter, rendue effective par le fait que le poème s’adresse à quelqu’un par
delà même la question de la véridicité ou de la véracité des énoncés qu’éventuellement
il véhicule. Le poème apparaît alors d’abord comme l’acte d’appeler ou d’interroger ou
de solliciter quelqu’un, dans un espace défini par cet appel, en dehors des règles
ordinaires d’usage du langage.
Aussi la « question du sens » est-elle fondatrice pour le poème, et non pas « superflue »
et « ajoutée ». Elle vient en premier lieu. Le poème n’a de compte à rendre qu’à elle. Il
surgit « armé » ou soutenu dès l’impulsion première par la question du sens. En dehors
de la question il n’existe pas. À moins de cela, il ne respire pas, n’est pas « vivant »
(Emily Dickinson) : et ce n’est pas un poème. Ou alors : glossolalie, comptine,
stridulation de cigales ?
Trouver le lieu et la formule
Où plaçons-nous le sens ? Et dans quel lieu, son effectivité ?
Sera-ce dans les mots mêmes, dans des énoncés isolables, dans un discours bâti avec
leur aide ?
Ou dans une situation de lecture et de tension vers un principe situé ailleurs, projeté
ailleurs que dans les mots, induit, désigné ou rendu manifeste par le poème ?
Ou encore dans le lecteur, à qui appartient, en premier comme en dernier recours, la
décision éventuelle d’accorder ou non crédit à ce qu’il lit ?
L’idée qu’un auteur puisse « refuser le sens » pourrait au départ paraître séduisante :
elle supposerait qu’il pourrait aussi désigner ce qu’ainsi il refuse et par conséquent
mettre le doigt sur ce que précisément ici l’on cherche.
Mais la parole poétique n’apparaît-elle pas d’emblée comme une exception au sein de la
parole, une mise à l’écart des catégories ordinaires qui détermineraient
« ordinairement » la portée du sens ?
Ne compte-t-elle pas parmi ses apanages de suspendre ou d’avoir suspendu, au moins
provisoirement – c’est-à-dire le temps d’une lecture – l’opposition formelle entre
« sens » et « non-sens », « vrai » et « faux », « haut » et « bas » voire « vivant » et
« mort » ! N’y faisons-nous pas l’expérience d’une parole fondée autrement « qu’en
vérité » ou fondée-autrement-en-vérité, c’est-à-dire dont la vérité ne se situe pas au
niveau des énoncés ?
Là, forcément, le sens « local » (désignable) se diffracte, parfois se perd
aria giocosa (poco giocosa)
Extrait 6
•
porteur d'épiphanie quelqu'un
apporte une brassée de mimosa mousseuse et pelucheuse sans
trembler à travers toute la ville par ponts et quais il est parfois
plus simple de guérir en disant arbre ou bête un temps gris-
loup temps de la destruction des plumes en cire ? des plumes
en terre avec l'odeur de roussi
l'enfance (la gésine) fut violente
aria giocosa (poco giocosa)
Extrait 5
•
tandis que le ciel forme des pédoncules
une qualité de silence
harmonique
entre dans le parc
une qualité de conscience
troublée par les faux promeneurs
…
aria giocosa (poco giocosa)
Extrait 4
Embarras 3
le chant très net
sourd boisé
d'un loriot dans les chênes
on l'aperçoit longuement
poussant aussi un cri
déchirant de rapace
lilas et aubépins sur le talus de sable
déboulés sur l'eau / pas si vivants que lune ou que
matin-pêcheur
dans le creux métallique odorant du chemin
c'est pas glorieux
/ entre les deux fougères /
…
aria giocosa (poco giocosa)
Extrait 3
pour obtenir un volatile complet (sans plumes)
se tromper de lutte et agresser un allié à coups de matraque
par derrière.
on est
bien avancé. à quoi ça rime de te traîner par terre et dans
la boue ?
on ôte
diverses toiles
diverses pièces entoilées on ôte de la paroi on ôte même
la paroi : vois-tu ?
quelque chose ?
devant l'avancée du vol
oiseaux réunis en cercle
très haut
périchorèse
dont je ne me souviens pas de ce qu'elle accroche...
épilobe
d'avirons précis dépassent les
truites
presque sans remous
à peine un sillage
des deux égoutiers-sorciers :
« tu crèves de faim ou pas,
y z'en ont rien à foutre ,
y jettent ,
y jettent ,
y jettent »
…
aria giocosa (poco giocosa)
Extrait 2
Nous vous demandons,
Monsieur,
des raisons d'espérer
En ai-je ?
Gorge orange surgie pendant que je notais face grise œil vif
tête penchée pour voir — et si je donnais une miette ? —
non ? — deux piquants deux pointes d'épingle, deux sphères
brillantes petites s'incline (neigt sich) et file sous les buissons.
Non factice.
Soigner, guérir en nommant les arbres et les bêtes ?
Ôter le voile, enlever le trouble.
« Donnez-nous, Monsieur, des raisons d'espérer. »
…