Citations de Revue Seine et Danube (21)
Poème
(à Nichita Stănescu)
Chaque jour ajoute au nombre d'adresses qu'il me faut oublier.
Chaque jour enlève au nombre de maisons où je suis reçu comme un homme honorable.
Ah, si j'étais ingénieur, si j'étais docteur, si j'étais comptable !
Si j'étais ingénieur, docteur ou comptable, je boirais davantage.
(Ion Mureșan, p. 110)
La Ballade du Poète de dimanche
Je suis un poète de dimanche
J'ai à ma veste une manche
Rose et une autre indigo.
J'écris des poèmes d'un mot
En avril, que j'efface en mai
Puis je me tais le reste de l'année.
J'aime les oranges mais j'apprécie
Les seins aussi. Je suis épris
D'une femme qui en a trois.
Elle s'en sert quelquefois
Pour astiquer les meubles d'art,
L'argenterie et le vieux samovar
Qui finit par briller tellement
Que le goût du thé s'en ressent.
Puis elle se met à leur enseigner
Les diverses langues du sucrier.
Parfois, pourtant je suis triste,
À croire que je n'existe
Même pas. Je crève des poissons,
Des pissenlits et des ballons
Tantôt avec des aiguilles à tricoter
Tantôt avec des cabriolets.
Et je me soule à la rosée du petit matin
En compagnie des séraphins.
(poème d'Emil Brumaru, traduit du roumain par Virgil Tanase, p. 51-52)
L'acteur n'est pas la marionnette du rôle.
Georg Simmel
(p. 143)
Un poème de Denisa Comănescu traduit par Alain Paruit (p. 137) :
Robinsonade
Je reste accrochée à la chambre
et je tue mes sentiments
au fer à repasser.
Comme des mouches.
Mais cet état me serre
comme un corset.
Je me suis prise pour le chauffe-eau
pour le moulin à café
pour le bidon de gas-oil
pour le buldozer
pour une chemise de nuit très fine.
Ô, si j'étais un bateau
mon amour lui assurerait
la mer la plus belle
le tangage le plus léger
l'île miraculeuse peuplée d'hommes.
Il y avait un enjouement roux devant les fourneaux,
Des outardes rôties voltigeaient la fleur au chapeau,
Des adages prenaient forme dans la salle,
Il pleuvait des madeleines en spirale,
On dansait des valses et des rigodons,
Les stars se pressaient en pelisses de vison
Et François Ier s'écriait : tout est perdu
Devant Greta Garbo muette et confondue ;
À ce moment-là j'ai vu
La donzelle tendre les bras
Pour être prise. Et patatras.
Je me réveillai près de la fontaine, esseulé ;
Dans ma main sommeillait un hanneton fuselé.
(Leonid Dimov, extrait de Rêve avec licorne dans Livre des rêves, 1969)
Rondeurs
Imaginez un vaste val,
Ici ou là un hôpital,
Un établissement thermal
Ou un cimetière mondial,
Ensuite imaginez un râle
Qui s'élève au ciel en rafales
Hors du cœur et des amygdales
Bleues ou vertes mais inégales,
Disséminées près du cristal,
Un dernier son puis en aval :
Les rues coulant sous les étals
Tandis que l'on ferre un cheval.
Et des brumes, brumes vocales.
(poème de Leonid Dimov, p. 35, traduit du roumain par Alain Paruit )
Le Grand Pilon est le Dieu impitoyable de la littérature, celui qui régit le trou béant qui nous attend tous, auteurs, éditeurs, critiques et livres…
D. Tsepeneag
(p. 190)
[…] les mots sont ce qu’ils sont et leur usage quotidien, pour les besoins de notre vie ordinaire, les remplit d’une matière trop mince pour ne pas être dérisoire mais dont l’utilité occulte la disproportion entre le contenu et le contenant. Elle apparaît dans le discours de certains personnages de théâtre imaginés par des auteurs qui tirent leur comique de cette disparité, celle d’un caillou enfermé dans l’immense citerne vide d’un camion en train de dévaler à toute vitesse une route défoncée : le creux devient sonore, le discours s’offre des atours impérieux pour couvrir un guignol, bref la montagne accouche d’une souris. Sentiment qui se retourne aussitôt pour devenir tragique : la souris, dérisoire dans le contexte, souffre et saigne comme tout être vivant, elle a faim, elle a soif et elle a peur du chat.
C’est la substance, il me semble, des pièces de Ion Luca Caragiale, notre auteur dramatique national d’une originalité aussi stupéfiante que son manque de notoriété internationale.
(p. 20, Virgil Tanase)
Mythe
Tout fut interrompu, à cause
D'une souris qui passa devant nous, rose
Elle n'était pas ordinaire, la souris :
Sa queue cassée défila dans la pièce à l'infini.
Son passage plein de puanteur
N'en finissait plus. Quelle terreur !…
Nous les enfants, des rubans jaunes autour du cou,
Nous restions collés au mur. Elle était moche, elle ne nous
Regardait même pas. Mais nous avions peur,
On nageait tous dans la sueur.
Lorsque la souris passait tout près
En nous fixant de son œil comme une bille très
Noire, luisante,
Nous lui demandions d'une voix hésitante
De nous laisser en paix.
Mais elle avait envie de jouer
Et nous voilà tout sur son dos gris
En liesse en poussant des cris.
Ô, c'était notre souris du matin,
De lumière bleue son museau plein
Nous racontait des histoires, des devinettes
Avec des paraboloïdes et des alouettes,
Et nous l'écoutions jusqu'à perdre nos dents,
Enterrer nos jouets, nos parents
Et nous restions irisés, le cou
Figé, à attendre qu'elle ressorte de son trou.
(poème de Leonid Dimov, traduit par D. Tsepeneag, p. 35-36)
Certes, beaucoup de choses sont plutôt à mourir de rire. Mais tout à l'heure, nous réhabiterons ensemble.
Jeté au rebut. Dans le brave port de la fiancée. Elle dériva lentement.
On harcèlera bientôt autrement.
(Roland Kirsch, "Sans mesure")
Sans pudeur pour la trop légère fragilité de nos gestes, fragilité explosive, c'est l'automatisme vivant qui aura raison de la multitude effrayante de pièges et de couronnes (si souvent mortuaires) que la société des gagne-pain bourreaux, des idiots armés et des muses-à-barbe met à travers le rêve, qui s'en moque, impalpable. Leurs armes sont trop lourdes, en effet pour pouvoir s'élever à la hauteur de la voix qui siffle maintenant à travers les poumons translucides des voyants. La Révolution est insaisissable.
Paul Păun, La Conspiration du silence, 1947
De nouveau sous les draps et de blanches
de nouveau sous les drap et de blanches
chemises accrochées à la corde à linge
dans le quartier rongé par le souvenir jusqu'au sang
de tes deux talons carrés
tu brasses l'air vite et sans cadence
de tes deux bras qui ont oubliés l'océan
(poème de Virgil Mazilescu, traduit du roumain par Alain Paruit)
Après-midi
Le grand dragon tué à maintes reprises
Par les ducs magnanimes de notre monde
Cachait dans son iris de belles couleurs de frise
Dans chaque écaille des histoires à la ronde.
Je l'ai trouvé hier sur une fleur de tulipe
Séchée en jaune dans un vieux bouquin.
À son oreille pendaient des bagues, des clips
Ses ailes portaient bijoux pour tout un chacun.
Je lui ai demandé : son œil de corail pâle
À quelle nouvelle magie nous a enhardi ?
Même si je le savais : un murmure sidéral
De salières désertes dans un après-midi.
(poème de Leonid Dimov, traduit par D. Tsepeneag, p. 37)
Notre revue est menacée de disparaître. Sa disparition pourra montrer mieux que n'importe quel discours à quoi elle servait. À peu de choses… Seulement à la survie dans la conscience des autres d'une littérature de plus en plus absente en Europe, de plus en plus isolée !
(constat final de D. Tsepeneag, p. 180)
Tout
Les lémures défilent par deux :
Hordes sombres, attirées par les vagues.
Et si je recule quelque peu
Des matinées ensommeillées me narguent.
Dans mon cœur dansent des joies d'antan :
Donne-moi la tasse de cristal grenat
Restée à l'ombre. Le jour venant,
Nous reboirons à des noces de Cana.
Je te prendrai par l'épaule, au matin,
Et tu me chuchoteras comme alors,
Froid, dans le vacarme du festin :
Maintenant, seule une âme vit encore.
[poème de Leonid Dimov, extrait du recueil Spectacle (1979) et traduit par Odile Serre, p. 34]
On peut, par exemple parler d'un petit roman de Vintilă Ivănceanu, "Jusqu'à la disparition", publié en 1969. Il n'a pas été complètement oublié, puisque deux jeunes écrivains d'aujourd'hui, Ruxandra Cesereanu et Corin Braga, intéressés par la "résurrection" de l'onirisme historique, le mentionnent dans leurs recherches. "Ce que je fais, moi, ici, avoue le personnage-narrateur de Vintilă Ivănceanu, c'est de consigner un prisonnier". Tout le vécu cauchemardesque, "les angoisses, la confusion, le délire", toutes les visions fabuleusement terrorisantes du héros sont rapportées à sa condition de captif, de vivant dans "la zone du rhombe", un espace d'où il ne peut sortir d'aucune manière, bien qu'il essaie tout le temps. Il est étonnant que ceux qui appliquaient à ce moment-là le contrôle idéologique n'aient pas remarqué la transparente allusion aux contours de la Roumanie sur une carte - un rhombe.
Attente
L'âme vidée de miracles,
On nous a poussés dans une salle de spectacle
Pour nous distribuer, par un système de tuyaux et moteurs
À chacun une gamelle de vapeurs.
On était jeunes, on était militaires,
On était morts à peine, dans la grande guerre
Que nous avons livrée au Détroit.
Qui ne meurt pas ? Tout le monde choit…
Mais à quoi bon philosopher ?
Il valait mieux continuer
Le service, interrompu un moment
Jusqu'à l'arrivée du nouveau régiment
Qui devait nous relayer.
On ne savait seulement qu'il y aurait un spectacle de gala
Et avant qu'il commençât
Nous tentions de comprendre pourquoi
Si haut, sur les corniches, furent mises
Les médailles que nous gardions dans nos valises.
(poème de Leonid Dimov, traduit par D. Tsepeneag, p. 36)
Chanson
À l'heure où, dans les œufs, le blanc décline
Et, bien rangés, les pots vides font écho
Aux frémissements d'une lampe qui, à la cuisine,
Plonge dans nos âmes son huileux mégot,
Lorsque des anges muets injectent dans nos narines
Des tombereaux d'arômes envoûtants,
Et, dans des tasses flanquées de cruches, dégouline
Le lait candide du dernier couchant
L'éblouissement est tellement inouï
Et notre peur tellement exorbitante
Que nous sommes tous à la recherche d'une scie
Pour ouvrir un matin dans cette immense attente.
(poème d'Emil Brumaru, traduit du roumain par Virgil Tanase, p. 50)
L'ultime élégie
Il fut un temps où je donnais
Mon humble avis sur la rosée
Et j'inscrivais souvent au vestiaire
Mon humble avis sur les lépidoptères.
Il vous inquiétait, c'est vrai, jadis
Mon humble avis sur l'élégance des lys.
Et flotte sur le bourg de temps en temps
Mon humble avis sur le soleil couchant.
(poème d'Emil Brumaru, traduit du roumain par Virgil Tanase, p. 50)
Amnésie
S'il vous arrive de dénuder
une clémentine dont vous aurez
touché le cœur où sont logés,
munis, pour pouvoir voler,
d'une aile en feuille de peuplier,
des séraphins enlarmentés
par des framboises écrasées,
alors vous aurez oublié
pratiquement tout… ou à peu près.
(poème d'Emil Brumaru, traduit du roumain par Virgil Tanase, p. 51)