Je devais me remémorer la règle d’or des enquêteurs : s’agiter sans cesse, trifouiller sans répit, retourner chaque pierre, ne négliger aucun détail. Quelque chose finit forcément par apparaître.
Je l’attendis sans bouger, juste pour voir si elle allait là où je pensais. Elle se dirigeait droit sur mon bateau…
C’était un lundi après-midi comme les autres: des gens le nez dans un livre ou endormis, des parents surveillant leurs enfants qui jouaient dans l’eau, quelques bodyboards… un groupe de canoës ramant au loin. Minerva
était venue, mais il n’y a jamais les mêmes personnes sur une plage. Et j’avais besoin de l’une d’entre elles, une seule, pour me donner une foutue piste.
Aucune de celles que j’abordai ne reconnut Caroline.
Deux ou trois lui trouvèrent une ressemblance avec la cousine ou la sœur d’untel… En d’autres termes, Caroline Johnson, affublée du plus banal des noms, avait aussi un physique banal dans ces banlieues.
Si seulement l’affaire m’avait été confiée dès la disparition, mais celle-ci commençait à dater.
– Comment s’appelait-il ?
– Lino Johnson.»
Le nom me frappa comme un crochet du gauche. Le meurtre de Lino Johnson — abattu à bout portant en plein Chinatown une vingtaine d’années auparavant — était un événement majeur de l’histoire locale. Deux criminels aux gants et bras couverts de poudre avaient été interpellés, mais aucune correspondance balistique n’avait pu être établie. Il n’y avait jamais eu de procès, car la police manquait de preuves et, en ce qui la concernait, la disparition de Johnson avait contribué au bien commun.
«C’est elle ?
– Oui, c’est Caroline. Vous la reconnaissez ?
– Non. C’est juste qu’elle est… sensationnelle. Métisse,
hein ?
– Elle a du sang hawaiien et chinois par sa grand-mère paternelle. Pas très sûre du côté du grand-père… Sans doute philippin et portoricain ou portugais.»
Ma cliente potentielle semblait scandinave et sa peau burinée suggérait qu’elle avait autrefois bien profité du soleil. Je refermai l’album.
«Où est le père ?» demandai-je sans tourner autour du pot. En général, la réponse m’épargnait de nombreuses questions subsidiaires.
«Cimetière de la vallée des Temples. Concession 46 B.
– Condoléances.
– Ça fait longtemps. Il a été assassiné.
– Comment s’appelait-il ?
– Lino Johnson.»
Le nom me frappa comme un crochet du gauche. Le meurtre de Lino Johnson — abattu à bout portant en plein Chinatown une vingtaine d’années auparavant — était un événement majeur de l’histoire locale.
«Avez-vous la moindre idée de qui l’a… assassiné ?
– C’est de l’histoire ancienne. Tout ce qui m’intéresse, c’est de retrouver ma fille. En êtes-vous capable ?
– Tout à fait, mais j’aurai besoin de votre aide.
– Évidemment.
– Il me faut son adresse, tout ce que vous pouvez me dire sur sa profession, ses habitudes, ses relations. J’aime rais une liste de ses amis, de ses connaissances, de toutes les rencontres intéressantes qu’elle a pu faire. De tous les gens avec qui elle était en désaccord.»
Je sortis mon calepin.
Je partis directement pour Inkspot, une imprimerie automatique facile d’utilisation au fin fond de la vallée.
Je voulais des cartes de visite, histoire de ne plus avoir à gribouiller mes coordonnées avec de l’encre qui bave sur des serviettes en papier, comme je le faisais quand j’étais journaliste-criminaliste. Je tassai le plus d’informations possible dans l’espace limité :
DAVID «KAWIKA» APANA
DÉTECTIVE PRIVÉ
Spécialisé en disparitions • Enquêtes sur infidélités
• Investigations sur calculs de pension alimentaire,
recherche de biens et comptes bancaires • Affaires
de nature juridique, financière ou personnelle
Clients sans ressources bienvenus
Port d’Ala Wai, poste #514
Honolulu, HI 96815
Tout est parti de là…
Je veux que vous retrouviez ma fille…
Elle sortit de la brume ; le sac qu’elle portait en bandoulière se balançait lentement, posément. Je terminai ma Pall Mall sans filtre et l’écrasai sur le bastingage. Alors
qu’elle avançait en marquant des petits temps d’arrêt, comme si elle n’était pas sûre de sa destination, elle me fit l’effet d’une hallucination. Elle était blonde. Elle vieillissait au fur et à mesure qu’elle s’approchait et que mes fantasmes cédaient à la réalité.
Je l’attendis sans bouger, juste pour voir si elle allait làoù je pensais. Elle se dirigeait droit sur mon bateau…
Je n’arrivais pas à croire qu’il m’ait traité de dégonflé.
Pensait-il vraiment qu’on peut juger un homme en ces termes ? Avait-il réellement l’audace d’imaginer que j’allais me laisser piéger par cette ruse grossière et inique à cause d’un simple mot à la con ?
Mais avant de pouvoir suivre le fil de mes pensées et de m’engager en terrain moins glissant, je répondis :
«Bon, d’accord.»
J’avais seulement tout à perdre.
Je laissai quelques rares trucs en dépôt-vente ou à la librairie Rainbow Books, et balançai tout le reste.
En l’espace d’une semaine, j’avais repris le collier, pour ainsi dire. Il ne me manquait plus que quelques clients…
C’est alors qu’elle fit son apparition.