Très difficile de parler d’un roman dont tant d’autres on déjà tant parlé, c’est déjà devenu un classique sans passer par la case « mort de l’auteur » ou « chef d’œuvre » au Monopoly de la littérature. Classique finalement il l’est un peu, tant dans son intrigue qui ne réinvente pas vraiment les codes du genre (la ressurgence d’une créature morte un millénaire plus tôt contre laquelle le monde va devoir s’unir et se battre) ni l’univers basé simplement sur différents royaumes avec différentes religions. Alors certes on ne rentre pas dans la case originalité mais ce classicisme lui va comme un gant, parfaitement bien écrit et maîtrisé.
Viennent ensuite les personnages qui, là aussi, bien qu’ils soient en partie tous féminins (on salue l’exploit de l’autrice de nous rendre cette avalanche d’héroïnes digeste sans être martelée à grand renfort de flèches et néons comme cela peut l’être dans d’autres romans souhaitant correspondre aux codes actuels), restent somme toute assez classiques et souffrent parfois d’un trop de manichéisme, chacune d’entre elles étant foncièrement bonnes et réfléchies. A contrario bien sûr des grands ennemis de l’humanité et de la paix qui sont eux, très très méchants, sans grande revendication si ce n’est celle de semer le chaos et la destruction au nom d’un prétendu maître qui souhaite revenir : le Sans-Nom. Bien sûr il faudrait que je revienne sur le terme de « réfléchie » puisque la plupart des héros et héroïnes se comportent comme des adolescent.e.s et s’éloignent du roman adulte pour pencher vers le Young Adult. J’adore le YA donc bien sûr que j’ai apprécié, mais n’insistez pas autant sur leur âge (26 ans) si c’est pour leur donner des propos et des réflexions de jeunes adultes plus proches des 19 ans ! Bien sûr l’âge est relatif mais en nous donnant l’illusion que le roman sera de la fantasy adulte (en le comparant à Hobb, Tolkien ou Martin), la chute est un peu rude.
J’ai toutefois beaucoup apprécié que les « ennemis » ne soient pas humains mais s’apparentent davantage à des dragons, des wyrms et autres dracofeus en puissance, puisant dans la monstruosité de ces créatures de légende et dans certains mythes comme celui de Saint-Georges et le Dragon. J’ai adoré Ead, même si je n’ai pas réussi à rentrer dans son personnage finalement assez froid, j’ai beaucoup aimé Tané, Sabran et Loth mais mon préféré reste un peu un oublié : Ross. Il me semble qu’un autre chroniqueur lui faisait un bel hommage, vantant notamment le fait qu’il ne soit porté que par ses ambitions et ses erreurs et non pas par une quelconque prophétie, ou pour faire le bien. Pourtant un revirement, vers la fin, m’a profondément déçue, ce genre d’happy end à la mords-moi le nœud qui a tendance à m’agacer quand il est gratuit…surtout quand on pense foncer vers un drame et que celui-ci se transforme en deux lignes.
Vous allez me dire que je suis trop critique, pourquoi ais-je lu le roman si j’ai autant de choses à redire dessus, quand même 900 pages de lues si c’est pour cracher c’est quand même pas terrible… Hold on, hold on, si je le critique aussi durement c’est qu’en face il y avait tout de même de très très bonnes choses. C’est parti !
D’abord les religions. Alors que les romans de fantasy s’accordent sur des religions très diverses selon les régions du monde développé, Samantha Shannon a fait le pari de créer des « religions » pas si différentes, issues d’un désaccord sur l’histoire. Le Prieuré de l’Oranger va ainsi vénérer la Mère, Cleolind, qui aurait détruit le dragon Sans Nom a elle seule. Tandis que La Vertu va plutôt vénérer le Saint, qui aurait épouser Cleolind et aurait terrasser le dragon. La vérité est plus complexe et on l’apprend plus tard dans le roman, mais cette petite variante entraîne de terribles conséquences dont une exclusion des étrangers, une haine parfois, une méfiance toujours. D’autres encore, sous l’emprise draconnique du Sans Nom, vénère celui qui renversera le monde. En nous parlant de fantasy, Samantha Shannon nous enjoint aussi à regarder notre propre monde et ses propres disparités et à nous interroger.
Autre point positif : les relations. Les romans Young Adult me sont si cher parce qu’ils s’intéressent à ce qui fait de nous des êtres civilisés : nos relations avec les autres. Et sur ce point Samantha Shannon nous offre une pluralité de situations et de liens : l’amour (lesbien et gay), l’amitié, la fraternité, la sororité, la famille… Beaucoup sont exploités avec brio comme le lien ambigue qui lie Ead à sa « soeurs » du Prieuré, l’étonnante tendresse qui lira Tané à sa dragonne, ou encore l’amitié que Ross liera avec une pirate de la mer.
Et enfin, 900 pages. Ça peut paraître long, mais en fantasy 900 page c’est génialissime quand c’est bien écrit et fluide. Les chapitres sont courts et on change de points de vue à de nombreuses reprises ce qui nous offre un rythme assez soutenu que j’ai adoré. La plume n’est pas extravagante ni très originale mais colle parfaitement bien aussi avec ce genre de pavé, sans fioriture et sans grande envolée lyrique. Quelques fautes auraient pu être évitées ou relues mais j’ai fini par ne plus les voir. C’est très addictif parce qu’on saute d’une situation à l’autre : de la politique Inyssienne avec la cour de Sabran et les manigances d’Ead, à la vie de Niclays Ross reclus en mal du pays, en passant par l’apprentissage de Tané. Certains personnages prennent plus de place au fil du récit, comme Loth, et d’autres disparaissent au gré des événement ce qui a rendu ma lecture vivante et riche en rebondissements. Certains m’ont d’ailleurs déçue parce que trop brusques, trop rapides, quand d’autres au contraire m’ont surprise.
En résumé
Si Le Prieuré de l’Oranger n’est pas, à mon sens, un chef d’œuvre de fantasy, il n’en reste pas moins une excellente aventure qui oscille entre éléments classiques du genre (factions, créature de l’ombre qui veut le chaos, prophéties) et renouveaux modernes bienvenus (personnages féminins, relations humaines, un autre regard sur les religions, etc.). Avec une écriture fluide et rythmée on suit sans faillir Samantha Shannon sur plus de 900 pages. Un roman réussi donc, qui me donne indubitablement envie de lire d’autres romans de sa plume.
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