Sophie Lacroix

Mais en ce monde tout s'élève et retombe, et, quelque soit sa force, l'homme n'y peut rien garder.

Hölderlin, Hypérion.

Le mouvement romantique ne fait, à cet égard, que consacrer ce que nous avions déjà relevé dans l'esthétique du XVIIIe siècle : il ne traite pas de la ruine comme d'un motif décoratif, mais il lui confie le soin de célébrer l'invisible. La ruine est la visibilité de la vérité tapie au coeur de toute chose, comme si le néant était la face cachée des objets ou leur âme. L'art ne traite pas de la ruine comme d'un thème commode, mais c'est la ruine qui se fait art car c'est elle qui respecte le mieux cet imprésentable qu'est le rien. Entre le rien et elle, il y a comme une affinité élective car la défaillance, le défaut se font présence (p.132).

De l'âge d'or que symbolise une douce lumière diffusée à partir d'une source, Turner s'éloigne en décomposant ce foyer en un prisme de couleurs. Le monde des formes solides s'est écroulé et à peine devine-t-on dans la confusion des éléments - nuages, eaux - , les traces d'une histoire et d'une humanité. Seule perdure la féerie d'une lumière éternelle. On peut illustrer cette évolution par l'exemple de "Tempête de neige : Hannibal et son armée traversant les Alpes", qui date de1812 et qui annonce la suite bouleversante.

En effet, Turner ruine les marques ostensibles d'une histoire, il ne peint même plus les ruines qu'il avait peintes en 1795, en particulier "Tintern Abbey : The Transept", mais il met en ruine tout sujet, le dissout dans la lumière pour le traduire en sa forme la plus volatile, et consacrer par-delà le souvenir des formes particulières, la primauté du vide. Ce sera le cas de toutes les oeuvres plus tardives, en particulier les scènes vénitiennes.

Un artiste joue un rôle prépondérant et se détache par son influence et sa place de précurseur, c'est Piranèse. Tout le courant qui naît et qui s'affirme en Europe et converge vers Rome, berceau de cette renaissance de l'Antique, gravite autour du graveur, dont l'atelier proche de l'Académie est un lieu d'apprentissage pour les pensionnaires de l'époque. Piranèse veut préserver le souvenir des ruines en les gravant, car la désolation de leur état éveille révolte et émotion. Il va faire de la ruine un objet de sollicitude, de soins attentifs, car elle est chose précieuse. Cette manière de la considérer influence et participe à une modification de la ruine elle-même, qui n'est plus une mine à extraire, mais "rêve de pierre" comme la désignera Baudelaire lorsqu'il fera référence à Piranèse (p.32).

Dans une belle soirée du mois de juillet dernier, j'étais allé m'asseoir au Colisée... Mais aussitôt que le soleil disparut à l'horizon, la cloche du Dôme de Saint-Pierre retentit sous les portiques du Colisée. Cette correspondance établie par des sons religieux entre les deux plus grands monuments de Rome païenne et de Rome Chrétienne me causa une vive émotion : je songeai que l'édifice moderne tomberait comme l'édifice antique. René de Chateaubriand, Lettre à M. de Fontanes, 10 janvier 1804, in Oeuvres romanesques et Voyages.
(P. 128)

Le romantisme développe une esthétique de l'intériorisation dans la mesure où il confie à l'art le soin de révéler la profondeur de l'existence, c'est-à-dire encore de l'élever à sa puissance mystique, à son mystère. C'est cette promotion qui "romantise" le monde, qui en élève la puissance qualitative (p.123).

Les idées que les ruines éveillent en moi sont grandes. Tout s'anéantit, tout périt, tout passe. Il n'y a que le monde qui reste.Il n'y a que le temps qui dure. Qu'il est vieux ce monde. Je marche entre deux éternités. (p. 73)
Diderot, Ruines et paysages. Salon 1767.