C’était la fin d’un été que peu regretteraient. Un été comme vache qui pisse, tant et si bien que les anciens en étaient à se lever la nuit pour vider les pluviomètres. Les plans d’eau du bocage vendéen en avaient ras la gueule, et les habitants, la casquette. Tout comme les rivières, les humeurs saturaient ; et les genoux grinçaient et les dents aussi. Au village, les discussions atmosphériques confinaient au paroxysme, cette inhabituelle mouillure estivale ayant pour paradoxal effet d’échauffer les esprits.
Damnation et vacuité de l’existence humaine, largement employée à nous imaginer après coup ce qui a bien pu se passer avant : nous vivons à rebrousse-poil, aspirés par l’irrémédiable fuite en avant du temps, mais le regard invariablement tourné vers l’arrière, dans un futile et permanent fantasme de réhabilitation.
Les yeux du bonhomme étaient secs comme la Crûme en août et le resteraient. D’ailleurs, précisons à ce propos que toute l’assemblée ferait à la Crevure l’honneur d’un enterrement sans larmes ; hommage on ne peut plus mérité.
La Crevure passa à Toussaint un savon – au sens propre comme figuré, simultanément. Qu’il eût peur, qu’il eût froid, envie de vomir, notons bien qu’elle s’en cognait. Et voyons là bel exemple des multiples raisons pour lesquelles son fils l’avait affublée d’un tel sobriquet. Tout écart du cadre routinier la faisait sortir de ses gonds, mais à vrai dire, cette femme-là restait rarement dedans. D’un naturel dégondé, elle était.
Toussaint comptait les jours car il trouvait les années stupides. Les considérait mal foutues, si bancales qu’il nous faut, force est de l’admettre, leur ajouter un jour supplémentaire une fois sur quatre. Et voyait là, plutôt qu’un sens obscur, les limites de l’esprit humain, qui s’adonnait à un rafistolage éhonté pour pallier son incapacité à appréhender une réalité qu’il voulait maîtrisée. Domestiquée.
Quelque part sur le tortueux chemin de sa vie, Nicéphore avait perdu la foi. Ne savait véritablement ni où ni quand. Ou plutôt, en disposait encore, mais de manière aléatoire, la foi était chez lui malléable, récalcitrante, allait et venait à sa guise, comme une affection chronique, intermittente et très certainement dégénérative.
Et c’est à ce moment précis que Gugusse l’a regardé. Vraiment, pour la première fois de sa vie. Il y en aurait une deuxième, nous le verrons. Avec un regard vieux d’un siècle. Ça lui a fait tout drôle, à Toussaint, parce qu’il ne regardait pas à travers lui, comme d’habitude ; cette fois-ci, ses yeux étaient plantés dans les siens.
Le bruit sec et rond qui l'accueillit alors le fit sursauter, avant qu'il en comprenne l'origine et se mette à rire, soulagé. La Biche avait attendu qu'il approche pour faire sauter le bouchon.
- Te voilà, ma vieille rousine.
- Bonsoir, ma biche, minauda Rousine en retour.
Il s'assit sur le rebord de la tombe où La Biche était déjà installé. Trois verres étaient posés à côté, tout juste remplis.
- Ça fait onze.
- Ça fait onze, répéta Rousine en prenant leur verre sans autre formalité.
Onze ans qu'ils se retrouvaient ici tous les deux, pour chopiner en mémoire de Yoan, à défaut de pouvoir le faire avec lui.
À des degrés divers, chacun souffre d’être un personnage
conforme, socialement compatible, endossant l’uniforme.
Ne pas sortir du cadre, pour ne pas être montré du
doigt. Ne pas dépasser, jamais. Rien de nouveau sous le
soleil : le conformisme est un moyen de défense efficace
contre l’exclusion. Comment expliquer, sinon par ce jeu de
dupes, l’uniformité de pensée et d’action qui caractérise nos
villages ?
Oui, elle savait, mais leurs simagrées l'irritaient. Et si tout le monde savait, pourquoi fallait-il éviter de le dire? Toutes ces manières ne rimaient à rien.
Louison, ta mére est partie. Non, elle était morte. Louison, ta mère est montée au ciel Bien au contraire : elle était dans le ciel, ça, d'accord- Mais ensuite, l'avion était tombé.
Le pire de tout : sa mère reposait au cimetière. Mensonge éhonté ; son cercueil était vide. Son corps, désintégré. On lui servait à la pincette des convenances réchauffées ; elle aurait préféré la vérité, si crue, si difficile à avaler fût-elle.