Valérie Charolles

« Dans le monde d’aujourd’hui, gouverné par des informations quantitatives, cette solution ne peut que se traduire par le délitement du « choix », qui apparaît bien faible par rapport à la « vérité » des chiffres.

Elles est aussi prise en défaut par les faits dont il s’agit de rendre compte : la neutralité du chiffre, si elle peut se plaider pour le mouvement des étoiles, n’est tout simplement plus tenable s’agissant de la description des comportements des êtres humains, qui, contrairement aux étoiles, réagissent par rapport aux données qu’ion leur fournit et adaptent leur comportement en fonction. »

(p. 160)

« Malgré ces critiques d’horizon différents et pour certaines anciennes, la culture de la mesure de la performance n’en constitue pas moins de s’imposer comme une modalité majeure de la formation du jugement, dans le monde du travail, de l’entreprise et des activités publiques.

Si presque aucun décideur n’ose se mettre à l’écart de cette culture, c’est que ce mouvement trouve place dans le contexte plus large de la transformation de notre cadre de référence, celui du passage d’un monde de choses et de mots à un monde de faits et de chiffres.

La puissance d’invocation de la gestion par la mesure de la performance vient de là et conduit à poser le questionnement à ce niveau. »

(p. 154)

« Il ne s’agit pas de dénoncer par principe l’existence d’indicateurs, quoiqu’ils témoignent d’une capacité de surveillance sur les personnes qui n’est pas neutre en termes de positions de pouvoir.

Ce qui s’avère le plus critiquable est le mode de construction de ces indicateurs, dont le nom désigne à lui seul le travers : des indicateurs de performance.

Leur enjeu n’est pas le résultat, mais la performance, ce qui évoque des univers de référence différents ; la loi s’y est d’ailleurs penché en France.

Cette question renvoie à un débat philosophique fort ancien sur la forme du juste. »

(p. 155 et 156)

Autrement dit, l'enjeu principal est que ces interrogations, non pas techniques mais philosophiques, sur la vision de l'homme que vehicule l'economie permettent d'enrichir la rationalité économique et de choisir un autre modèle économique.

« La culture de la mesure de la performance va à l’encontre de l’innovation et se traduit par une réduction des capacités inventives au sein de l’économie dès lors que les cibles sont fixées d’avance et par la haut.

En pratique, la mise au point d’objectifs tournés vers les résultats à court terme (le trimestre en général) conduit à passer à l’arrière plan les dépenses les dépenses et investissements à moyen et long terme (maintenance des installations, formation des personnels), se projetant sur une spectre par essence limité à ce qui est quantifiable et finissant par nuire au développement de l’entité concernée. »

(p. 153)

« Le déploiement des indicateurs de performance constitue un élément massif dans le passage des « mots et des choses » aux « faits et chiffres ».

Ces indicateurs ne sont en effet plus réservés à une catégorie spécifique de main d’œuvre, les ouvriers soumis à une organisation et des cadences décidées en dehors d’eux ; ils touchent toutes les formes de travail, de l’employé au cadre dirigeant, autour d’objectifs, « reporting » ou « feuilles de temps », dont la pénétration de l’informatique autorise un niveau de détail sans précédent.

L’évolution n’épargne pas la sphère publique.» 

(p. 152)

La philosophie s'intéresse à ce que l'on ne sait pas, ne voit pas et que l'on peut néanmoins penser.
Se désenvoûter du savoir, se désenvoûter du besoin et se présenter nu : c'est également cela que nous enseigne la philosophie.
Il n'y a ainsi ni une vérité absolue, ni un absolu en dehors de la vérité mais des territoires à explorer.