Le problème c'est que, quand on sous-entend que la fille est là pour calmer le garçon, on ne se contente pas de réagir à une réalité qui nous précède : on la reproduit. On fait comprendre aux jeunes qu'iels ont des rôles binarisés - garçon/fille - et prédéfinis, mais aussi hiérarchisés : le garçon perturbe le cours tandis que la fille est responsable du garçon, et assiste l'enseignant•e. Cela ne paraît rien, mais ce sont justement ces petits riens qui, mis bout à bout tout au long d'une vie, conduisent les personnes sexisées à se sentir responsables de la violence des hommes cis, même quand elles sont les premières à en être victimes.
Allez, avance, il suffit de mériter. La société est juste, c'est à toi de te donner les moyens. Travaille à la maison et il n'y aura jamais de biais racistes qui t'empêcheront d'avoir ce que tu veux. Pas de conseiller•ère d'orientation qui te dira de faire un bac pro électricien juste parce que tu es un garçon perçu comme maghrébin. Pas de biais sexistes. Jamais de mépris envers tout ce que tu représentes. Travaille, travaille, et tu auras tout ce que tu veux. Peut-être même que t'auras la chance d'être le meilleur et de te faire servir par les autres. Tu sais, celleux qui, contrairement à toi, n'auront pas travaillé.
- C'était homophobe ce qu'il a dit, madame, explique Lucie, au premier rang.
- Oh, mais "pédé", madame, on le dit tout le temps, c'est juste une manière de parler.
- Peut-être, justement, Maël, que vous êtes tout le temps homophobes.
Par ailleurs, la prétendue "cruauté naturelle" des enfants peut difficilement être invoquée comme seule explication aux insultes fréquentes dans les cours de récré. Les enfants ont besoin d'imiter les autres pour se construire ; en cela, iels sont un miroir de ce que nous sommes, de ce qu'iels apprennent, à l'école comme à la maison.
Dans ces moments, pour elleux, vous êtes celui ou celle qui décide, au moins un peu, ce qu'iels représentent dans la société. Et je ne suis pas sûre de trouver cela justifié.
De la longueur des jupes des filles, en passant par les croq top, jusqu'au foulard et au maillot de bain, le corps des femmes et des personnes sexisées ne cesse d'être pointé du doigt, mais surtout contrôlé par l'école et la société patriarcale.
Là où le rejet s'exprime le plus aisément dans la bouche des enfants, c'est par les insultes physiques : tirer sur les côtés de ses yeux face à un•e enfant d'origine asiatique, se moquer des cheveux d'un•e enfant noir•e ou de sa couleur de peau, etc. À ce sujet, une insulte récurrente des cours de récré consiste à assimiler la peau des enfants noir•e•s à la couleur "caca". Si certain•e•s n'y voient qu'une plaisanterie enfantine aussi éphémère que la phase "pipi-caca-prout", on peut en revanche se demander pourquoi, parmi une myriades d'autres comparaisons possibles, les enfants associent la peau des enfants noir•e•s au premier objet de dégoût qu'iels rencontrent. Difficile de ne pas y voir ce que c'est : la reproduction d'une hiérarchie selon laquelle la peau "blanche" serait la norme, et le corps blanc, le seul légitime. Or, que fait concrètement l'école pour lutter contre la représentation du corps blanc comme neutre et idéal ?
Parce qu'il s'agissait de cela aussi : former et adoucir le peuple, celui qui s'était insurgé dix ans plus tôt avec la Commune et qui s'était doté, pour la première fois de l'histoire, d'une école gratuite, publique et laïque, offrant le même salaire aux enseignant•e•s hommes et femmes. De cette initiative, on parle peu aussi, et cet oubli ne sert qu'à mieux nous convaincre que ce dont on dispose serait la seule version possible de l'école. C'est cette réduction des possibles qu'il nous faut combattre pour voir que l'institution scolaire, celle qui existe effectivement, n'a jamais été détachée du pouvoir. Qu'elle est née comme un système de distribution de places, de hiérarchies, et donc comme un système d'exploitation.
Poursuivons : pourquoi ne voyez-vous pas que vous avez tout autant une identité sur les autres ? Et que, si vous osez vous réclamer du "neutre" ou de l'"universel", c'est parce que vous apercevez votre reflet partout où vous regardez, dans un monde que vous avez déformé à votre image : dans chaque statue, chaque texte, chaque tableau, chaque nom de rue ; partout vous vous retrouvez, jusqu'à avoir le luxe de vous oublier. Ce luxe n'est pas offert à tout le monde : le temps est venu de vous en apercevoir.
D'ailleurs, de l'école de la Troisième République, gratuite seulement en primaire et instituée par un conservateur misogyne et raciste, on retient seulement ses enseignant•e•s issu•e•s des classes populaires. Biberonné•e•s aux légendes et fantasmes sur l'école républicaine, on est convaincu•e•s que, chez nous, le mérite s'acquiert par la culture, l'intelligence, toutes ces pratiques infiniment nobles, triomphalement innocentes, à mille lieues de la cupidité des capitalistes américain•e•s.