Tutsis, Hutus ou l'histoire d'une haine programmée
Tutsis, Hutus ou l'histoire d'une haine programmée,
entretien de Frédéric BARREYRE avec
Jean Pierre CHRETIEN, historien et chercheur au CNRS.
Origine de la fracture Hutus/Tutsis. Histoire des clans. Fondation des monarchies claniques sur la pastoralité (importance des vaches),
aristocratie Tutsi.
Dans l'histoire du Rwanda il n'y a pas de traces de
guerre ethnique Hutus/Tutsis mais de petits...
Aux catéchistes, aux instituteurs, aux maçons, aux commerçants, aux artisans, aux migrants riches d'expériences nouvelles, les autorités civiles et religieuses préféraient le paysan idéal, soumis et attaché à sa terre, présent aux corvées et à la messe, et, au-dessus de tout, l'aristocrate bien né, autoritaire avec ses gens et attentif aux injonctions des Blancs.
Il est vrai que le colonisateur trouvait plus d'avantages à diviser et de plaisir à faire la morale que de raisons d'essayer de comprendre.
Comme l'observe Agnès Lainé, des "anthropologues se croient fondés à réagencer des populations réelles en vue de reconstituer des populations ancestrales théoriques", alors que les historiens "recherchent la dynamique avec laquelle ces populations se sont organisées pour vivre ensemble dans un milieu donné et devenir ce qu'elles sont".
Les idéologies de races, même si elles hantent le corpus africaniste, voire les culture politiques africaines contemporaines, n'ont rien d'un modèle exotique. C'est celui des "races historiques" en Europe, éclipsé ensuite par l'analyse sociale marxiste. Et surtout les discours du XXe siècle sur les Slaves et les Germains ou sur les Aryens et les Sémites relèvent d'une même obsession totalitaire, celle de la réduction des problèmes sociaux à des entités du sang et du sol, à des allégories communautaires. Or ces mots débouchent généralement sur des morts. Aussi, quand le danger de catastrophes majeures s'est manifesté dans cette région d'Afrique, il n'était hélas pas difficile d'en pressentir la nature.
Être tutsi ou être hutu, dans le cas du Rwanda et du Burundi, n'a pas le même sens en 1994, au moment du génocide, en 1894, quand les Blancs arrivent, en 1794, quand les anciens royaumes sont presque à leur apogée, en 1594, quand ils commencent à se structurer... Et auparavant, depuis quand emploie-t-on ces deux termes? Quelle archéologie sociale pourrait nous apprendre le moment de leur inscription dans le paysage humain de la région, avant leur inscription sur des cartes d'identité?
L'ouverture au monde, incarnée par les caravanes des traitants, déclenche aussi l'accès à un "marché commun" des microbes. Un véritable engrenage complexe entraîne une véritable crise écologique et démographique entre 1890 et 1930. [...]
Les effets démographiques de ces crises répétées ont été énormes : la maladie du sommeil a fait plus de deux cent mille morts en Ouganda, elle a sans doute emporté la moitié de la population de la plaine de la Rusizi (à l'ouest du Burundi) entre 1905 et 1914.
D'une manière générale, la "modernité" introduite par le colonialisme est très particulière, puisque les nouveaux maîtres distillent leur "civilisation" de manière utilitaire et méprisante, avec la volonté de transformer pour mieux exploiter, et de conserver les "traditions" pour mieux contrôler "les indigènes". La région illustre de manière fascinante cette ambiguïté.
C'est d'abord en Europe, dans les chancelleries et les ambassades, à des miliers de kilomètres, c'est-à-dire à trois mois de distance du terrain dans la circulation de l'information, que les experts en géopolitique africaine croient pouvoir maîtriser la situation à coups de crayons de couleur sur des cartes plus ou moins approximatives.
Comme l'indiquent en particulier nombre d'écrits publiés par exemple dans les années 1920 par des essayistes plus ou moins connus, l'époque est en effet traversée par un pessimisme racial radical, au sein d'une culture hantée par l'idée de dégénérescence, cet envers du social-darwinisme. (Achille Mbembe)
Les Anglais disent : "East Africa". Afrique des Grands Lacs nous paraît mieux convenir à ce coeur improbable de l'Afrique orientale, où l'on s'enfonce encore, comme Livingstone, Speke, Baker ou Stanley, délivrés de l'histoire et de la géographie.