Gyuri pouvait envisager de faire le brave s'il avait un public ou un soutien, mais ce courage solo qui persiste alors que personne n'est là pour le voir ou y prêter attention, non, il le savait bien, ce n'était pas dans ses cordes.
La bibliothèque universitaire gardait le mutisme et le sérieux de rigueur dans les bibliothèques où se sont déposés les sédiments des millénaires. La plupart d'entre elles, avec leur littérature accumulée, donnaient à Gyuri une curieuse impression de sécurité. Tout va bien, affirmaient les livres en silence, nous sommes là. Au dehors, les folies peuvent s'empiler jusqu'aux cieux, l'ineptie faire rage et la médiocrité des ravages, nous n'admettons rien de la stupiloquence en ce lieu réservé à l'approfondissement de la culture, à l'écrémage des siècles.
Il se souvint par la suite d'avoir eu pour la première fois à cette occasion, la sensation d'être vieux, regardant avec envie ces jeunots qui n'avaient pas encore dépensé leur optimisme et pouvaient croire qu'en promenant un drapeau dans les rues, ils allaient changer le monde.
On perd tellement de temps à ressasser toujours les mêmes pensées. Les gens se plaignent de devoir toujours faire les mêmes choses, de devoir manger les mêmes choses, porter les mêmes vêtements, mais apparemment ça leur est égal d'avoir toujours les mêmes pensées.
Ce sont toujours les objets qui trinquent, les objets sont toujours traités en objet.
Mais, dans la nuit du mardi, il se réveilla net. Des éructations mentales grondaient, produits de sa digestion cérébrale. Il était trois heures du matin, l'heure favorite des mouches du coche crâniennes pour interrompre son sommeil. Tout ce qui pouvait le tracasser s'imposait alors et, bien qu'il ne pût cerner le problème, un fort mécontentement émanait de son colon cérébral.
(...) cette absence radicale, chez Elémer, de toute ossature morale, n'était-elle pas, à certains égards, admirable? Cette souplesse d'échine sans limite n'était-elle pas aussi digne d'attention que celle d'un contorsionniste de cirque? L'aptitude à survivre est indiscutablement louable.
Une cloche comme officier, ça va bien tant que t'es à la caserne. (...) Qu'il mette deux heures à s'y reconnaître entre le haut et le bas d'une carte, c'est pas grave, mais quand tu arrives au front, il t'en faut un bon, ou t'es baisé.
On luttait pour s'endurcir, devenir coriace, dangereux et indépendant (...) mais l'autodiscipline est chose si délicate, une plante que suffit à flétrir un tout petit écart de température dans un sens ou dans l'autre.
Il y avait tout de même un côté agaçant dans sa façon de siffloter en plein totalitarisme : vos droits à l'auto-apitoiement s'en trouvaient pas mal compromis.