Pendant la Grande Guerre, ce qui m'effraya le plus , c'était cette étiquette "homme de" ; l'homme de Talat Pacha, l'homme d'Enver Pacha ...
C'étaient des hommes irresponsables qui provoquèrent la dégénérescence de l'Union et progrès. Or, quelle autorité individuelle peut remplacer la puissance d'un Etat ? Le criminel le plus féroce est condamné par un juge aux mains tremblotantes ; et pendu par un Tzigane.
[...] Même si les opinions de certains chefs de l'Union et progrès me rapprochaient d'eux, leurs hommes m'en séparaient. Et bien que cela soit, pour moi, la chose la plus exécrable au monde, la seule étiquette que l'on m'avait collée pendant les années de l'armistice était : l'homme de Djamal Pacha !
Une fois à Istanbul, le commandant me demanda si j'avais une décoration ou une médaille. En effet, un officier sans aucune décoration sur la poitrine n'est pas du tout "décoratif". [...]
De toutes mes nombreuses médailles, les deux premières me furent données pour décorer ma poitrine, une autre pour avoir assisté à un superbe opéra, une autre encore pour avoir assisté au banquet de la maire d'Hambourg et la dernière pour avoir vu le visage de l'empereur au bourg de Baden-Baden. [...]
Lorsque la tranchée pressait le bouton de la mort, la plupart du temps, on apercevait, loin en arrière, scintiller sur certaines poitrines des lueurs de diamant, d'or ou d'argent.
Il paraît qu'autrefois, après l'assassinat de Mahmut Sevket Pacha, certains unionistes ne voulurent pas que Talat occupât le poste de ministre de l'intérieur dans le nouveau gouvernement, car ils auraient préféré que Djamal Pacha devînt ministre. Ensuite, Talat sema la discorde entre Djamal Pacha et le nouveau grand vizir. Il intrigua pour que quelqu'un d'autre fût nommé ministre de la Guerre et plus tard, on prit soin de cacher à Djamal Pacha l'accord conclu avec les Allemands. Finalement, Djamal Pacha fut éloigné d'Istanbul sous le prétexte de la conquête de l'Egypte. Et tout cela, disait-on, n'était que manœuvres concoctées par Talat.
Il était rusé en affaires, pouvait facilement gagner des sympathisants en politique, c'était un chef à la vertu indiscutable selon les préceptes de la morale orientale. J'attire votre attention sur le qualificatif "orientale" que j'ai utilisé après le mot "morale" : cette morale considère l'honnêteté et la vertu dans un sens extrêmement strict. Elle est sans aucune indulgence quand il s'agit de scandales sur la vie privée, ou encore de corruption ou de malversation. En revanche, ni le mensonge ni la tyrannie ne sont considérés comme immoraux.