Dans une revue, dont un des objectifs est de dénoncer le racisme dans les livres pour enfants, un article condamne vigoureusement le conte traditionnel des Cinq Frères chinois sous prétexte que les cinq frères se ressemblent comme des gouttes d'eau, ce qui irait dans le sens des préjugés courant sur les races. Des éducateurs vont même jusqu'à refuser certains contes de Grimm, à cause de la « phallocratie » qu'ils y décèlent, comme par exemple dans La Sage Élise. Celle-ci aujourd'hui pleure sur son malheur futur ! Est-ce là une attitude proprement féminine ? Il serait dommage de manquer du sens de l'humour et méconnaître ainsi l'essence des contes traditionnels.
Si l'on élimine tout ce qui porte trace de sexisme, par exemple, que reste-t-il de toute notre littérature ? On en arrive à paralyser les véritables écrivains d'aujourd'hui et à encourager les petits auteurs médiocres qui vont écrire, sur commande et pour répondre à la préoccupation du moment, des livres gentillets comme ceux qui sont produits régulièrement sur l'amitié d'une petit Arabe et d'un petit Juif, d'un enfant noir et d'un enfant blanc, etc. On risque d'aseptiser ainsi toute littérature, les auteurs n'osant plus mettre en scène des personnages qui appartiennent à un groupe parce qu'ils risquent d'être taxés de racisme ou de sexisme.
Plutôt que de censurer, d'adapter et de surprotéger l'enfant en lui évitant des lectures qui nous apparaissent, dans l'instant, comme nocives ; plutôt que de vouloir le tenir à l'écart d'influences qu'il subit de toute façon par ailleurs, ne vaut-il pas mieux s'assurer qu'à la bibliothèque il y a bien la possibilité de rencontrer, à travers des lectures diverses, des pensées différentes et qu'il est possible d'en discuter ? Plutôt que d'étouffer les problèmes, n'est-il pas préférable de permettre aux enfants de les confronter et de leur donner le moyen d'en discuter ? Sinon, n'est-ce pas sous-estimer leur capacité de jugement et les enfermer étroitement dans leur époque ?
(...) Ce souci de biblio thérapie suscite deux attitudes apparemment opposées et pourtant très proches. Dans un cas, on censure tout ce qui apparaît comme traumatisant : la mort, la mésentente des parents, la vieillesse. A l'autre extrême, on « fait » un livre sur la mort, sur le divorce, sur la vieillesse, alors qu'il s'agit, en fait, de situations naturelles qui devraient apparaître normalement au fil d'une histoire.
Une œuvre véritable a toujours une portée psychologique, une influence sur l'esprit. Mais la réussite va bien au-delà d'une simple influence automatique. Comme le rappelle Robert Escarpit : « il est tout à fait gratuit et probablement erroné de croire que le plaisir est dans l'œuvre comme le vin est dans la bouteille et qu'il suffit d'apprendre à se servir du tire-bouchon de la culture pour le déguster ».
Janet Hill ironise, elle aussi, sur cette tendance qu'on certains éducateurs à proposer tel livre pour telle situation : qui songerait, dit-elle, à trouver comme principal intérêt à L'idiot de Dostoïevski le fait qu'il s'agit d'un épileptique et à faire des épileptiques eux-mêmes le public privilégié de cette œuvre ? Marc-Alain Ouaknin, dans son bel ouvrage intitulé Bibliothérapie, Lire c'est guérir, donne à ce mot une tout autre définition. Pour lui, lire aide à mieux vivre.
Or souvent les enfants se découragent et se détournent de la lecture parce que , pour eux, le premier apprentissage a été difficile et associé à des lectures peu stimulantes qui ne les concernent pas.
Ne rechercher que des œuvres susceptibles de plaire à tout le monde revient à viser le plus petit commun dénominateur; c'est ce souci qui explique la banalité frustrante de beaucoup de productions de masse.
Je goûte beaucoup à la bibliothèque la présence de Teryl Euvremer, une artiste subtile et discrète qui sait partager avec les enfants son plaisir de raconter et de créer. (...)
Elle refuse de donner le nom d'"animation" à ce partage vivant. Ce terme évoque parfois quelque thème ou programme parachuté, bien ficelé, utile pour les rapports à transmettre aux autorités: il risque de ne pas donner sa part à l'imprévisible, à la parole spontané de l'enfant.
Je me suis beaucoup intéressée aux bunko, ces petites bibliothèques à domicile qui, dans un monde trop grand, un monde stressé, un monde qui va trop vite, me paraissent si précieuses. [...] A Tokyo, un des plus connus est celui de Kyoko Matsuoka. j'y suis allée un samedi après-midi et j'ai vu arriver les enfants à vélo avec leur sac de livres sur le dos. [...] Rien ne distingue la bibliothèque des autres maisons du voisinage si ce n'est une enseigne discrète qui annonce les horaires le samedi après-midi. Chaque bunko porte un nom ; le sien s'appelle La Pomme de pin. Le bureau de son appartement se transforme chaque samedi en bunko pour accueillir des enfants du voisinage. Presque deux cents le fréquentent de manière régulière, me dit Kyoko. Plus d'un millier de livres leur sont proposés, classés de manière simple. Les enfants se sentent ici chez eux, prennent le temps de lire, de choisir, d'écouter des histoires.
Au cours de ce premier entretien, le bibliothécaire ne manque pas de demander à l'enfant : "Qu'est-ce que tu aimes ? Qu'est-ce qui t'intéresse ? Qu'est-ce que tu souhaiterais faire à la bibliothèque ? Tu sais qu'on peut t'aider."
"J'aime la bibliothèque, confiait un enfant à sa mère, parce que les bibliothécaires sont toujours debout." Voilà une manière imagée d'exprimer la disponibilité des adultes.
"J'aime la bibliothèque, confiait un enfant à sa mère, parce que les bibliothécaires sont toujours debout." Voilà une manière imagée d'exprimer la disponibilité des adultes.