Nye le 13 janvier 2020
1/2 Je m'appelle Léocadie. Je voudrais laisser mon témoignage, pour ceux qui viendront après. Ils seront sûrement de moins en moins nombreux, mais ils voudront comprendre. Savoir comment ma génération les a privé d’un monde accueillant, de la possibilité de rêver, de la chance de faire des projets. L'idée ici n'est pas vraiment de vous parler de moi, mais de comprendre comment tout est parti en vrille. A quel moment nous aurions dû réagir. Il commence à faire froid. Je devrais allumer un feu. Il y a un certain temps maintenant que je suis installée ici, au bord de l'océan. Dans un vieille cabane de pêcheur sur la plage. A une époque, j'aurais rêvé de cette vie. Un retour total à la nature, au dénuement... Un idéal de vie saine ! Des millions de citadins stressés et hyper-connectés auraient payé très cher pour vivre ça pendant un de ces weekends "détox" qui faisaient fureur. Pour revenir à la cabane de pêcheur, c'est une expression bien sûr. Ca fait bien longtemps que l'océan n'a pas vu de pêcheur, et depuis récemment il n'y a plus non plus un seul bateau, qu'il soit pour le transport ou les marchandises. Enfin plus de bateau qui naviguent comprenons-nous bien. Parce que rien que de ma fenêtre je vois au moins trois épaves. Couchées sur le côté. Échouées en attendant d’être dévorée par l’océan. Au début, lorsque les gens voyaient un bateau couler près des côtes, il y avait toujours des volontaires pour essayer de s’en approcher, aider d’éventuels survivants. Mais très vite, plus personne n’a voulu tendre la main à son prochain et chacun attendait que la marchandise, nourriture ou objets divers, soit livrée directement sur la plage. Ca c’est le Amazon Premium de notre époque. Les cadavres aussi sont déposés sur la plage par le ressac, mais tout le monde s’en fout depuis longtemps. Moi ça me dégoûte toujours autant. Ca devient compliqué pour certaines personnes de trouver de quoi subvenir à leurs besoins de base. Mais s'ils ont tenu jusqu'ici, c'est qu'ils ont déjà de bons réflexes. Ils s'en sortiront. De toute façon nous n'avons pas le choix. Je n'ai pas le choix. Je n'ai pas que moi à nourrir. Camomille doit manger. Camomille c'est mon chien. Elle m'aide à m'endormir, d'où son nom. Je l'ai trouvé dans une poubelle. Littéralement. A l'époque où les gens ont commencé à comprendre qu'il ne valait mieux pas s'encombrer des plus petits que soi. Vous me direz, c'est aussi à ce moment qu'on a commencé à trouver des enfants dans les poubelles. Pour moi c'était Camomille. Comme j'essaye de me tenir assez éloignée des autres, on est très proches toutes les deux. Elle est immense et franchement effrayante si elle veut. Elle les tient à distance. C'est le couché de soleil sur la plage en ce moment. C'est superbe. C'est pour ça que j'ai choisi de venir ici quand tout a dérapé. Pour ça et parce qu'il saurait me retrouver ici. Lui. On s'est rencontré à l'école primaire. Il était le petit rigolo de la classe mais aussi un vrai petit génie. On était copains, mais il l'était avec tout le monde. On s'est perdu de vue rapidement, quand il a sauté deux classes pendant que moi je traînais lamentablement dans un scolarité molle et ennuyeuse. L'histoire de nos retrouvailles est un peu cucul mais bon. Quelques jours avant mes vingt ans, pour me changer les idées, et surtout par curiosité, j'ai accepté une invitation sur un énième réseau social : une soirée d'anciens élèves pour le départ en retraite de notre instit. La seule qui ne m'avait pas traumatisée. A peine arrivée, je regrettais déjà d'être là : ils avaient tous l'air de sortir d'écoles de commerce et avaient probablement une idée très précise de leur avenir, des récits glorieux de leur passé. Pas étonnant, puisque notre école était privée. Mes parents s'étaient endettés pour m'y envoyer. Avec le résultat qu'on sait. Comme dans un mauvais film de l'après-midi, j'étais sur le point de m’éclipser discrètement quand il m'a interpellé pour me dire bonjour. Et puis bon, tant qu'à être dans un mauvais film, on ne s'est plus jamais quittés. Il aurait pu être ce qu'il voulait. Il a choisi d'être prof de philosophie. Il voulait amener la lumière dans la tête de la génération d’après. Vu l'époque, c'était très noble de sa part. Peine perdue si vous voulez mon avis, mais noble. A ce moment, il y avait déjà les premiers signes et personnes ne voulaient les voir, y compris nous. On voulait juste être ensemble et "construire notre vie" comme disaient nos parents. Alors on a construit ce qu’on a pu. Les signes. Je ne saurais dire quand les premiers signes ont commencé. Je ne sais pas non plus si j'ai fini par trouver tout ça inquiétant parce que je devenais adulte et angoissée ou si objectivement la réalité commençait à tous nous rattraper. La politique ne m'intéressait pas. A vrai dire ma seule véritable opinion politique était que la politique était une énorme arnaque, une chape de plomb sur la vie des gens, leur possibilité à s'autodéterminer. Par extension je ne regardais jamais les infos, alors peut-être que j'ai mis un peu de temps à coller tous les morceaux : La baisse des naissances, l'invasion des rats dans la Capitale, les gouvernement extrêmes qui poussaient un peu partout dans le monde, ou encore nos façons de nous nourrir, nous pays riches... Nous aurions dû faire les liens, alerter, hurler, forcer les gens à voir. Parce qu’en le voulant ou non, nos modes de vie allait être complètement pulvérisés. A cette époque, notre vie à deux atteignait la perfection. Je me souviens d'un jour en particulier. Celui que les historiens identifieront certainement comme le jour où tout a commencé. A ce moment Alex avait été muté dans un lycée de province et j'avais réussi à trouver un boulot de serveuse dans un salon de thé. La vie était douce et nous commencions à parler de bébé. C'était l'hiver, Noël arrivait et j'étais chargée de décorer le salon de thé avec des petits pères Noël, des guirlandes rouges et blanches, des boules, des sucres d'orges... Créer une ambiance de fête pour faire oublier aux gens que le monde allait de plus en plus mal. Et ça marchait. Je ne pensais plus qu'aux cadeaux, au menu du réveillon et aux pulls moches que je forcerais ma famille à porter. La radio était allumée, et ce matin-là, avant l'ouverture, j'avais exceptionnellement choisi une radio d'info. Depuis quelques jours, on parlait dans les médias d'un nuage radioactif qui se baladait au-dessus du pays. Personne ne savait d'où cela venait. Un pays plus à l'Est qui aurait "oublié" de parler d'un incident dans une centrale ? Terrorisme ? Savant fou ? Toutes les extrapolations étaient permises. J'écoutais donc d'une oreille un spécialiste nous expliquer à quel point tout cela était bénin, que le nuage était très haut et très diffus... Enfin bref, braves gens, continuez à vivre et consommer sans vous inquiéter. Joyeux Noël. Et puis, le journaliste a interrompu son intervenant pour un flash info : une bombe H venait d'être largué sur une quelconque dictature par les États-Unis. La capitale du pays avait été rasée. On évaluait les dégâts à plusieurs milliers de morts. Le dirigeant complètement taré de ce pays avait menacé de répliquer... Ce qu'il fit trois jours plus tard sur un pays allié. Nous venions de rentrer dans une guerre nucléaire. Et mes mains tremblaient, serrées autour d'une guirlande lumineuse. Je me souviens avoir passé la journée en mode zombie. Je servais des clients hébétés, eux-mêmes sonnés par la nouvelle, inquiets, les yeux dans le vide ou collés à leur smartphones. La nature humaine est étrange : le premier réflexe des gens après avoir reçu une telle information avait été de venir boire un thé vert en mangeant un muffins aux myrtilles. La mienne, non moins étrange avec le recul, avait été d'ouvrir la boutique comme si de rien n'était et de faire ma petite journée en m'agaçant ou me réjouissant des choses du quotidien comme un jour normal. Parfois lorsque le choc est trop grand, le cerveau se raccroche à des informations futiles mais familières : une tasse ébréchée que je dois penser à remplacer depuis plusieurs jours, la météo, la machine à cartes bleues qui bug... Ce n'est que le soir en arrivant chez nous que j'ai réalisé : il se passait quelque chose de grave. Cette fois-ci qu'on le veuille ou non l'info ne durerait pas la quinzaine de jour réglementaire. Cette fois-ci cela aurait un impact sur notre vie, nos aspirations, notre avenir, notre liberté, nos choix. Jusqu'ici, les guerres dans des pays lointains, les millions de concitoyens qui vivaient dans la pauvreté extrême, les réfugiés qui sombraient en mer, les épidémies sous les tropiques, les purges ethniques, le retour de la traite d'êtres humains... Il faut être honnête, rien ne nous touchait, nous, les privilégiés. Nous entendions tous les jours des horreurs aux infos au moment de passer à table, et complètement indifférents on échangeait des "passe-moi le sel", ou des "j'ai pris rendez-vous pour les pneus neige". Moi la première, je pouvais fondre en larmes pour un hérisson écrasé devant chez moi, mais incapable de me représenter la souffrance de ces êtres humains loin là-bas. Pourtant ce soir-là je me suis effondrée. j'ai eu peur pour la première fois de ma vie, parce que j'ai compris que l'horreur s'abattait sur nous les privilégiés. Nous allions payer la note. Je ne ferais finalement pas partie de la génération qui n'a pas connu de guerre. Pendant que je passais la soirée prostrée à regarder en boucle les mêmes images aux infos et les rediffusions de l'allocution présidentielle, Alex était déjà dans l'action. Il ne me l'a dit que plus tard mais ce soir-là, entre deux mots de réconfort, il a préparé notre départ. |