Avoir l'accent, enfin, c'est, chaque fois qu'on cause, parler de son pays en parlant d'autre chose...
Il aurait voulu plonger dans ses livres. Être traversé par leurs lettres et nager dans un océan sans ponctuation.
S'il existait un métronome pour le cœur des hommes, il aurait indiqué qu'Abdallah était tout allegro, avec de soudaines pointes presto...
Et cela ne facilitait pas la vie à Victor qui affichait, lui, l'imperturbable adagio
des personnes habituées aux voyages.
Victor Challita était le premier grand copain d'Abdallah.
Autant dire que ça faisait un bail qu'ils s'accordaient.
Je me suis rendu compte que le français
et l'arabe sont intimement liés en moi
inextricables, le français
et l'arabe sont ma langue.
Je tricote depuis l'enfance une langue faite de deux fils fragiles et précieux.
Il y a deux jeux de mikados renversés en vrac dans ma tête.
C'est l'ADN de ma langue maternelle.
Ernest, qui était bien trop timide pour regarder les clientes,
soulignait des passages entiers de texte... Et son crayon bien taillé faisait un joli bruit sur le papier un peu grêlé de ses livres en français dont il découpait une à une les pages avec le coupe-papier [...].
Il aurait voulu plonger dans ses livres
être traversé par leurs lettres.
Abdallah n'aimait pas beaucoup les grands magasins
il aimait
repérer un article,
lui tourner autour,
l'essayer,
réfléchir,
réfléchir,
réfléchir encore...
Et revenir plus tard pour l'acheter enfin.
Ce qui passe par le regard en Orient passerait donc par la parole ou l'ouïe, en Occident...
Je tricote depuis l'enfance une langue faite de deux fils fragiles et précieux.
Dans ces livres scolaires, je me suis construit mes premières images de la France.
La France était une cou d'école enneigée...
où les écoliers étaient vêtus de "pèlerines" noires,
où poussaient de grands marronniers,
dont le maître d'école secouait les branches
pour faire tomber les marrons dans la neige, à la plus grande joie des enfants.
C'était exotique, paisible...et rassurant.
Un piano oriental... cette étrange juxtaposition de deux visions du monde que rien ne semble pouvoir lier, sa musique double, le son léger du déhanchement inattendu d'une note au milieu d'une phrase. Je les porte en moi.