Mais les douleurs de l'enfantement sont rusées. Elles s'enfouissent si profondément qu'il est impossible de les retrouver. C'est comme essayer de décrire le goût d'un avocat. On peut décrire sa texture, semblable au beurre, mais son goût ? Il échappe à toute expression.
C'est toujours comme cela avec les jeunes. Des marmites qui bouillonnent vite, puis, un beau j jour, le feu s'éteint et ce qui reste, c'est la personne qu'ils vont devenir.
Nos vies sont des rides à peine perceptibles sur le vaste océan.
Plus tard, tu repenseras à ces instants et à tout ce que tu as souffert pendant cette guerre, comme une série de lointaines merveilles et cela te blessera de te les remémorer, mais tu te diras : « J’ai eu de la chance, j’ai été bénie de quitter cet endroit en vie », et la douleur disparaîtra.
Quand l'éclair jaillit de nouveau, la pièce s'illumine, le chant reprend, plus fort 'YE OBA YANA YANA. Quelque part des femmes crient. Un bébé en couches, les pieds nus, s'accroche à une longue jupe de coton. Il lève ses bras couleur ocre pour qu'on le prenne. Des fleurs d'hibiscus, rouge et jaune, tourbillonnent par terre en clapotant comme des poissons hors de l'eau.
Je me souviens d'une histoire que ma mère m'a racontée il y a bien longtemps, à propos d'une autre tempête.
Elle s'appelait Illuminada Alonso, mais ses amis à Santiago de Cuba la surnommaient avec affection Lulu. Lulu perdit les eaux un matin de juillet 1881 sur le Thalia qui avait quitté le port de Boston deux jours plus tôt, en partance pour Cuba. Elle n'avait parlé à personne de ses douleurs qui avaient duré toutes la nuit, en pensant que si elle les ignorait , elles finiraient par disparaître. Lulu ne voulait pas accoucher sur un navire, si loin de Cuba.
Il existe un type de silence si profond qu'il remue l'âme, donne le sentiment d'être un réfugié, comme si on naissait à une nouvelle vie qui a rien à voir à celle qui l'a précédée. Ce sentiment ne dure qu'un instant, mais il est aussi troublant qu'un cauchemar.
J'en suis arrivée à cette partie de mon histoire que je ne peux raconter. Dans toute confession vient ce moment décisif ou l'on peut choisir de mentir et de sauver la face. C'est comme se tenir au bord du précipice, il suffit d'un simple pas dans le vide pour que la chute se produise, impossible à arrêter.
Lulu me disait souvent que je connaîtrais le sommet de l'amour et de la douleur quand j'aurai des enfants. C'était le cas.
N'appris une bonne leçon: le mal ne laisse pas de traces; il est invisible.