Citations sur Le Bleu des Abeilles (56)
L’essentiel, avec le reblochon, c’est de ne pas se laisser impressionner. Il y a clairement une difficulté de départ, cette barrière que l’odeur du fromage dresse contre le monde extérieur. Mais il ne faut surtout pas se méprendre à son sujet. Ce n’est pas de l’agressivité de sa part, c’est juste la manière qu’a le fromage de dire : as-tu vraiment envie ? es-tu prêt ? Cette senteur, c’est qu’il a trouvé pour être là, pleinement – c’est qu’il ne veut pas être avalé sans qu’on s’en rende compte, être gobé comme si de rien n’était.
Les gens ici se défont de choses neuves, c'est incroyable ! Ma mère s'étonne à chaque fois, et moi avec elle. C'est que de l'autre côté de l'océan, on ne jette rien : les vieilles nappes engendrent des mouchoirs par dizaines et on détricote les pulls devenus trop petits pour en faire des chaussettes.
Pour les u, du temps de mes cours à La Plata, Noémie m’avait donné une astuce : placer les lèvres comme si l’on voulait dire ou mais dire i. Tu verras, ça marche.
C’est vrai que ça marche. Il faut faire croire à ses lèvres qu’on va dire une chose et en dire une autre. Au début, c’est comme si on leur tendait un piège. Les premières fois, c’est vraiment étrange de découvrir qu’on peut les berner aussi facilement – on est presque déçu que le piège à u tienne ses promesses. Mais peu à peu les lèvres se laissent faire, elles apprennent à faire des u sans qu’on ait besoin de les prendre par la ruse. J’espère qu’un jour ça deviendra une habitude – j’y arriverai.
Ces collines, c'était comme un mosaïque recouvrant le paysage tout entier, un assemblage de couleurs et de matières qui n'en finissait pas, une panachure à l'infini faite de terre et de bouts d'histoires.
- Quelle distance nous sépare de la montagne, c’est bien ça, ce que tu veux savoir ?
Oui, c’était bien ce que je lui avais demandé, mais Valérie avait besoin d’une confirmation. Alors j’ai repris ma phrase en l’accompagnant d’un geste.
Ce que je me demandais aussi, c’était quelle distance me séparait encore d’un français qui serait pleinement à moi. Est-ce que j’y arriverai un jour, alors que ça fait si longtemps que je me suis mise en route ?
C'est que moi aussi, je me pose des questions.
Et si je me trompais dans le choix de cette dernière photo, hein? Si la photo ne lui plaisait pas, si elle n'était pas assez belle? Est-ce que mon père aura le droit de libérer une place pour que je lui en envoie une autre? Aurai-je une deuxième chance?
Le français est une drôle de langue, elle lâche les sons et les retient en même temps, comme si, au fond, elle n'était pas tout à fait sûre de bien vouloir les laisser filer- je me souviens que c'est la première chose que je me suis dite. Et qu'il allait me falloir beaucoup d'entraînement, aussi.
Avec Noémie, j'ai découvert des sons nouveaux, un R très humide que l'on va chercher tout au fond du palais,presque dans la gorge, et des voyelles qu'on laisse résonner sous le nez, comme si on voulait à la fois les prononcer et les garder un peu pour soi. Le français est une drôle de langue, elle lâche les sons et les retient en même temps, comme si, au fond, elle n'était pas tout à fait sûre de bien vouloir les laisser filer.
J'essaye juste d'échanger un peu à propos des abeilles pour lui montrer que je joue le jeu, que je suis bien en train de lire le même livre que lui, comme il me l'a demandé. Puis je recopie dans mon petit carnet, en français, certains des passages que mon père a trouvés les plus intéressants, les plus beaux, ou les plus mystérieux et qui me plaisent aussi. Comme ce bout de phrase que j'ai souligné avant même que mon père ne m'en parle dans l'une de ses lettres - peut-être parce que c'est un des rares passages du livre que je n'ai pas eu besoin de relire en me triturant les méninges, j'avais tout compris du premier coup: le bleu est la couleur préférée des abeilles.
L'essentiel, avec le reblochon, c'est de ne pas se laisser impressionner. Il y a clairement une difficulté de départ, cette barrière que l'odeur du fromage dresse contre le monde extérieur. Mais il ne faut surtout pas se méprendre à son sujet. Ce n'est pas de l'agressivité de sa part, c'est juste la manière qu'a le fromage de dire : as-tu vraiment envie ? Es-tu prêt ? Cette senteur, c'est ce qu'il a trouvé pour être là, pleinement - c'est qu'il ne veut pas être avalé sans qu'on s'en rende compte, être gobé comme si de rien n'était.