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Critique de Presence


Ce tome contient une histoire complète qui peut se lire indépendamment de toute autre. Elle met en scène des personnages apparaissant dans le roman Les extraordinaires aventures de Kavalier et Clay (2000) de Michael Chabon. Il comprend les 6 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2006, écrits par Brian K. Vaughan, dessinés par Steve Rolston, avec des pages réalisées par Jason Shawn Alexander (pour la bande dessinée dans la bande dessinée consacrée au nouveau Escapist), ainsi que des passages dessinés par Philip Bond, et Eduardo Barreto. La mise en couleurs a été réalisée par Dave Stewart, Matt Hollingsworth, Paul Hornschemeier et Dan Jackson. L'illustration de couverture est l'oeuvre d'Alex Ross.

L'ouvrage commence par une courte nouvelle en texte (sans illustration), écrite par Michael Chabon, l'auteur du roman originel. Sam Klay (un auteur de comics vieillissant avec la vue basse) participe à une convention de comics à Cleveland, dans l'Ohio en 1986, accompagné par sa femme Rosa Kavalier. Il quitte sa table à la recherche des toilettes et se trompe, ne devant son salut qu'à un jeune enfant appelé Vaughan. L'histoire en bande dessinée commence avec l'enterrement du père de Maxwell Roth, et sa mère qui lui remet la clef de la cave. Dans cette dernière, il découvre une collection d'une vieille série de comics : The Escapist (Tom Mayflower), par Sam Clay (scénariste) et Joe Kavalier (dessinateur).

Au lycée, Max Roth se lie d'amitié avec Denny Jones, un grand gaillard qui le protège quand d'autres essayent de s'en prendre à lui pour sa judaïté, ou simplement parce que c'est une cible facile. Roth s'intéresse à la magie au point d'apprendre quelques tours pour se délivrer, et aux comics au point d'envoyer des essais à DC et Marvel, restés sans réponse. Devenu adulte, il devient réparateur d'ascenseur. À la mort de sa mère, il conçoit le projet d'écrire et de publier un comics mettant en scène une nouvelle version de The Escapist. Il utilise son héritage pour racheter les droits à une petite maison d'édition qui ne publiait plus le personnage. Il appelle Case Weaver, une artiste rencontrée lors d'une intervention pour un ascenseur pour dessiner, et Denny Jones pour effectuer le lettrage.

L'introduction en prose effectue le lien entre le comics et le roman originel, et constitue également un adoubement par l'auteur dudit roman. Il s'agit d'une histoire touchante, entre un artiste devant faire avec un corps vieillissant et un jeune garçon en butte aux railleries de ses camarades. C'est à la fois rôle et touchant, avec déjà des éléments parlant aux lecteurs de comics, à la fois pour la convention de comics et pour la référence aux Archie comics. le lecteur remarque ensuite que Brian K. Vaughan utilise des dispositifs narratifs sophistiqués. Il commence par évoquer la ville de Cleveland : les images montrent des vues de loin des buildings, pendant que les cartouches de texte évoquent les différents auteurs de comics s'étant installés à Cleveland : Jerry siegel & Joe Shuster (les créateurs de Superman), Harvey Pekar, Robert Crumb, ainsi que ceux nés à Cleveland comme Brian Azzarello et Brian Michael Bendis. Dans la suite, il évoque régulièrement des spécificités de l'industrie des comics, que ce soit son organisation sur la base d'entreprises détenant les droits des personnages et employant les créateurs dans le cadre de contrat de main d'oeuvre, ou que ce soit la popularité du personnage Aquaman à l'époque (= proche de zéro). L'histoire évoque la volonté de Max Roth et de ses acolytes d'être leurs propres patrons, et de travailler dans la branche d'activité qu'ils ont choisie. En cela, les thèmes abordés peuvent parler à tous les lecteurs, mais ils parleront plus à des lecteurs de comics.

Au cours des autres épisodes, le scénariste continue à utiliser d'autres dispositifs complexes. Lorsque Max Roth se plonge dans un comics original de The Escapist, le lecteur peut lire les pages en question, mais les phylactères de The Escapist contiennent le flux de pensée de Max Roth. Dans les 4 cases de la page 22, Max Roth s'adresse directement au lecteur pour évoquer sa vie au lycée ; la première case est un crayonné en noir & blanc, la seconde est un dessin encré toujours en noir& blanc, la troisième est habillée par des couleurs unies, et la dernière dispose de couleurs rehaussées à l'infographie pour ajouter du volume. À ce stade, le lecteur a bien compris qu'il s'agit d'un comics qui parle de comics, jouant avec les conventions narratives pour produire des mises en abyme débouchant sur des métacommentaires.

Le lecteur peut ainsi repérer les différents niveaux de signification du nom du héros. Il s'appelle Escapist, évoquant la branche de la magie spécialisée dans l'art et la manière de se sortir de pièges physiques, de formes d'emprisonnement, allant de simples menottes à être enchaîné et immergé dans un aquarium. le pratiquant le plus célèbre de ces techniques s'appelait Harry Houdini et a inspiré plusieurs scénaristes pour ses évasions célèbres. Bien sûr, le nom d'Escapist renvoie également à la notion de Escapism, soit le divertissement, ou la littérature d'évasion. À ce titre, Max Roth est à la fois un Escapist, dans le sens où il cherche à s'évader du monde réel peu attirant pour lui, mais aussi un Escapist dans le sens où il souhaite créer du divertissement, des récits permettant à d'autres de s'évader, de se libérer des chaînes du quotidien. le lecteur peut ainsi voir les chaînes du criminel s'opposant à The Escapist, comme celles le retenant au monde réel, l'entravant. Tout au long du récit, le lecteur peut se livrer à ce jeu du double sens.

Il est également possible de lire cette histoire comme un commentaire directe sur la profession de scénariste et d'artiste. Les 3 amis souhaitent produire leur propre série, mais ils se heurtent aux mécanismes de la profession. Il faut se faire connaître pour espérer que les libraires commandent des exemplaires au distributeur, sinon le premier numéro sera mort avant même d'avoir été envoyé à l'imprimeur du fait d'un tirage trop faible. Il faut aussi se faire remarquer en se démarquant de la production des 2 grands éditeurs historiques que sont DC et Marvel. Il faut accepter la prise de risque qui consiste à investir de l'argent dans un premier numéro sans aucune idée des ventes, sans être sûr de rentrer dans ses frais, sans certitude d'être dans la capacité financière de pouvoir en sortir un deuxième. Il faut considérer l'alternative de travailler dans le cadre d'un contrat de main d'oeuvre pour un éditeur plus important, comme une éventualité en cas d'échec.

Il est aussi possible d'apprécier cette histoire comme étant celle d'un être humain né à Cleveland, avec le rêve de faire ses propres comics. le lecteur peut alors apprécier un roman qui l'invite à côtoyer un individu sympathique et chaleureux se lançant dans une entreprise créatrice au résultat incertain. Il peut également se livrer aux devinettes de déterminer ce qui relève de l'autobiographie, Brian K. Vaughan étant lui-même un scénariste de comics né à Cleveland, ayant aussi bien travaillé pour DC et Marvel, que créé ses propres séries. D'ailleurs Yorick, le héros de la série Y, le dernier homme , connaissait lui aussi quelques tours de magie. Il est vraisemblable que les quelques éléments biographiques apportent un peu plus de chaleur humaine à Max Roth et de consistance aux différents endroits de Cleveland, comme la statue monumentale de Claes Oldenburg & Cossje van Bruggen.

En découvrant ce tome, le lecteur apprécie qu'il ait bénéficié d'une couverture d'Alex Ross. Ce n'est pas toujours un gage de qualité des pages intérieures, mais c'est toujours une belle illustration. En fin de volume, il découvre les couvertures variantes réalisées par Brian Bolland, Frank Miller, James Jean, John Cassaday, Jason Shawn Alexander, Paul Pope, Steve Rolston. Après l'introduction de Michael Chabon, cette liste d'artistes renommés le conforte dans l'idée qu'il s'agit d'un projet haut de gamme. La majeure partie du récit (>80%) est représentée de manière réaliste et descriptive, avec une légère exagération arrondie dans les visages, et un léger degré de simplification dans les environnements. Les 3 principaux personnages (Max Roth, Case Weaver et Denny Jones) ont des visages avenants, sans être parfaits, et savent sourire régulièrement, s'enthousiasmer, prendre plaisir à leur activité. Ce mode de représentation naturaliste ajoute à nouveau un degré de chaleur humaine dans le récit, et le tient éloigné aussi bien de la sinistrose que de l'exagération dramatique.

Les dessinateurs donnent des tenues vestimentaires normales aux personnages, changeant en fonction du jour, de leur occupation et des conditions climatiques, allant de décontractées lorsqu'ils travaillent ensemble à créer un épisode The Escapist, à formelles lors des 2 enterrements. Les différents endroits sont rendus avec un bon niveau d'exactitude pour ce qui s'agit des lieux touristiques comme le tampon encreur géant dans un parc de Cleveland. Les artistes aménagent les lieux récurrents de manière détaillées et cohérentes d'une fois sur l'autre. le lecteur peut ainsi examiner les outils de dessin sur la table à dessin dans le coin du salon de la maison de Max Roth, les rayonnages d'un supermarché où se produit un cambriolage, le luxe du bureau de Terry Linklater à comparer avec la table bricolée pour la séance de dédicaces, la disposition fonctionnelle du bureau de l'avocate April Micheaux, le bazar incroyable dans l'appartement minuscule de Case Weaver, ou la disposition géométrique des cloisons ouvertes dans le plateau de concepteurs graphiques où elle finit par trouver un emploi.

Les pages consacrées à Max Roth et ses amis donnent donc l'impression d'un monde agréable à vivre, avec une petite exagération le rendant un peu plus simple que le monde réel. Ces pages sont entrecoupées de séquences dédiées à The Escapist. La première séquence consacrée à la série originale fait penser à un hommage aux dessins de Frank Springer, et la seconde à ceux de Gil Kane. C'est assez cohérent avec le roman de Michael Chabon et avec le reste du récit qui amalgame plusieurs artistes réels en 1 seul pour aboutir à Sam Clay. Les séquences montrant la nouvelle version de The Escapist en action (celui créé par Roth, Weaver et Jones) sont dessinées par Jason Shawn Alexander, également auteur complet de la série Empty Zone. Cet artiste utilise des zones noires plus importantes, avec des contours déchiquetés et irréguliers, plongeant le héros The Escapist dans un monde plus noir et plus abrasif. du coup, il se produit une inversion du rapport des 2 mondes, puisque le monde réel des protagonistes semble plus accueillant que celui du superhéros.

Cette histoire n'est pas qu'un exercice virtuose de mise en abyme de la création de comics dans la perspective de son historique. C'est aussi une histoire personnelle évoquant des sujets parlant à tout le monde, tel que l'envie d'indépendance professionnelle ou la créativité. C'est également un regard historique sur les comics, une métaphore sur le besoin d'évasion, une profession de foi de l'auteur quant à son ambition narrative, racontée avec des dessins agréables à l'oeil sans être naïfs. 5 étoiles pour un récit exceptionnel. Il est possible donner un prolongement à cette lecture, en se plongeant dans les aventures précédentes de The Escapist, dans les recueils de l'anthologie sortie antérieurement : Michael Chabon Presents...The Amazing Adventures of the Escapist Volume 1 et Michael Chabon Presents...The Amazing Adventures of the Escapist Volume 2.
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