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Critique de JustAWord


C'est une journée banale, ordinaire. Un samedi de juillet, pour tout dire.
Mais ce samedi va virer au cauchemar pour Selena, quatorze ans, lorsque sa soeur aînée, Julie alors âgée de dix-sept ans, reste introuvable.
Vingt ans plus tard, Selena, devenue employée dans une boutique de bijoux, reçoit un appel qui va tout remettre en question. À l'autre bout du fil, sa soeur disparue revenue d'entre les morts : Julie.
Bouleversée, Selena accepte finalement de rencontrer Julie pour lui poser cette question qui la hante depuis des années : Que s'est-il vraiment passé ?
Il est délicat, à ce stade, d'aller plus loin. Nina Allan, autrice britannique déjà remarquée en France pour son recueil de nouvelles Complications couronnée par le Grand Prix de L'imaginaire en 2014, s'engouffre dans une faille inattendue quelque part entre la littérature blanche, le roman policier et le récit de science-fiction.
La Fracture, unanimement salué par la critique, n'est pas un roman facile, bien au contraire. On pourrait même dire, si on l'ose encore, qu'il se mérite.
Employons-nous maintenant à expliquer pourquoi vous devez aller au bout des 430 pages de ce roman inclassable…

Remonter la piste
Pour comprendre la profondeur et la roublardise de la Fracture, essayons-nous au jeu des comparaisons en disant que le labyrinthe narratif construit par Nina Allan ressemble à un hybride sournois de la Chose en soi d'Adam Roberts et Une Douce Lueur de Malveillance de Dan Chaon.
Pourtant, comment mieux décrire ce récit qu'en employant le terme d'OLNI pour Objet Littéraire Non Identifié. Pendant un temps, La Fracture ressemble à un roman policier lambda. Une disparition, une famille brisée, une enquête.
On retrouve instantanément le goût de l'incertitude qu'affectionne particulièrement l'autrice, cette façon d'aborder des choses ordinaires et à priori parfaitement connues pour en faire quelque chose d'inquiétant, d'étrange, de nouveau. de l'histoire de Julie et Selena, et plus largement de la famille Rouane, Nina Allan va tirer à la fois un drame intime bouleversant et un récit de doubles et d'échos que n'aurait pas renié un certain Christopher Priest ! Curieusement, l'histoire ne débute pas par la disparition elle-même, ni même par les retrouvailles entre Julie et Séléna, mais par une banale histoire d'amitié entre Séléna et Stephen Dent, un amoureux des livres et des carpes japonaises au destin tragique. Pourquoi cette digression ? Pourquoi cette entrée en matière ? Certainement parce que Nina Allan aime les chemins de traverses et a construit son récit comme une pyramide finement ciselée dont les fondations cachent d'étonnants secrets.
Viennent ensuite les choses sérieuses, celles pour lesquelles Nina Allan nous a attiré ici. Une disparition, une réapparition, une enquête. Une énigme.
Mais au contraire de ces innombrables récits policiers censés résoudre le mystère du meurtre, La Fracture, elle, va nous emmener en terrain inconnu, là où l'on ne s'attend absolument pas à aller…

Choisir son réel
La Fracture, avec sa révélation centrale, prend un tournant inattendu, un tournant science-fictif. Abrupt, celui-ci a de quoi désarçonner le lecteur jusqu'ici embarquer dans une version réaliste de l'histoire de Julie. Mais petit à petit, les jointures de l'histoire montrent des failles. Cette histoire, Nina Allan ne la veut pas définitive, elle veut vous la laisser, elle veut l'offrir au lecteur, comme un cadeau empoisonné et le mettre dans la même position que Séléna qui apprend l'incroyable. Julie dit-elle la vérité ? Existe-t-il seulement une seule vérité ?
En pensant son récit comme les conséquences d'un évènement traumatiques, la disparition de Julie, et en y ajoutant une révélation fracassante et brutale, l'autrice britannique fracture bel et bien sa narration.
Elle utilise tous les mediums, de l'article de journal à la lettre en passant par la liste d'objets trouvés, pour creuser son intrigue et fournir du matériel à l'enquêteur-lecteur qui doit, comme Julie, assembler la version en laquelle il choisit de croire. La Fracture est un roman de l'incertain, un roman du doute. Il porte en lui quelque chose de sinistre et de terrifiant : l'impossibilité de saisir le réel, si le réel est une chose certaine, s'il l'a jamais été.
Nina Allan époustoufle dans la façon qu'elle a de penser son récit, d'agencer ses éléments et de semer des miettes qui seront ou non repérées par le lecteur.
Pour les plus attentifs et les plus méticuleux, La Fracture est un chef d'oeuvre aux interprétations multiples où l'on relève toutes les mentions, aussi anodines semblent-elles être, à des films, à des affaires, à des mythes.
Car le roman de Nina Allan est traversé par tout ça de bout en bout, par la possibilité d'un ailleurs et d'un autrement. D'où viennent les légendes urbaines, des poissons-chats capables de vous briser un os aux serial-killers qui rodent près de chez vous dans une camionnette blanche trop banale pour être honnête ? N'existe-t-il pas, en réalité, quelque chose de fondamentalement vrai là-dessous ? Une vérité que même la science, parfois, ne peut pas expliquer. le fameux cas sur des milliards. Les 2% d'erreur dans l'identification d'ossements retrouvés par hasard ? le trou noir qui pourrait vous happer ? le satellite d'origine inconnue que personne n'a jamais formellement identifié ?
La Fracture, c'est le roman du « Et si ? »

Au-delà de la perte
Il serait cependant faux de croire que Nina Allan n'est là que pour échafauder hypothèses fumeuses sur hypothèses fumeuses. Elle habite aussi ses personnages avec une élégance et une grâce qui force le respect. Les deux soeurs, Julie et Séléna, constitue un exemple brillant de cette finesse descriptive, ou comment le passage du temps finit par rendre les gens distants, presque étranger. Malgré tout, il reste toujours quelque chose d'intime, d'indescriptible, un lien qui dit ce que le reste, le rationnel n'est pas capable de dire. C'est le drame aussi qui est au coeur de ce roman-monstre, le drame de la perte et comment ceux qui survivent choisissent de faire face.
Pour le père de Julie, c'est en refusant d'abandonner et en plongeant dans l'UFOlogie et autres théories farfelues jusqu'à ce que mort s'ensuive. Pour la mère, ce sera le renoncement, se faire à l'idée de la fin et s'y tenir, jusqu'au bout pour poursuivre. Et pour Séléna… l'histoire est plus compliquée, forcément, elle devra composer non seulement avec l'avant, mais aussi avec l'après, et ce que Julie lui soumet comme question : « Es-tu capable de me croire envers et contre tout ? ». La Fracture, c'est un roman de femmes, fortes et indépendantes de préférence, qui se font leur place après la tempête et qui combattent. de femmes qui n'ont pas besoin d'hommes bruyants pour exister. C'est l'histoire finalement du miracle d'être.
Dans ce cocon intimiste, joué sur plusieurs plans et sur plusieurs dimensions, Nina Allan dissémine ses références et joue avec le lecteur. Les deux soeurs aiment X-Files et s'amusent à dénicher les aliens cachés autour d'elles, Anastasia et Pique-nique à Hanging Rock oscille entre réalité et fiction et l'on cite même l'épilogue du film d'horreur The Descent comme une épiphanie pour l'enquêteur-lecteur qui y voit la fracture du réel face à l'intolérable désespoir de la situation.
Au fond, La Fracture parle de l'effet d'un évènement traumatique sur notre perception du réel et comment, d'une façon insidieuse et quasi-inexplicable, la réalité peut se casser en deux pour emprunter deux chemins parallèles capable de cohabiter ensemble.

Le monstre dans le placard
Il reste une dernière chose à préciser sur cet extraordinaire roman écrit par Nina Allan, c'est non seulement qu'il est tout sauf reposant, mais qu'il est aussi, au fond, tout à fait terrifiant. Mais pas de cette horreur frontale et gore dans laquelle des jeunes femmes trucident des hominidés albinos au fin fond d'une grotte encore non cartographiée. Non.
C'est avec le sentiment discret et insistant, comme à l'orée de votre champ de vision, comme une bougie qui s'éteint lentement pour laisser place aux ténèbres, que des choses inconcevables qui bouleversent notre sens du réel sont capables de survenir à tout moment. Que votre vie peut basculer dans l'inexplicable et que vous puissiez rester seul sur votre propre planète.
Le jeu de miroir opéré avec L'Invasion des Profanateurs de Sépultures n'a, à ce titre, rien d'innocent. Il synthétise toute l'angoisse existentielle de ne pas voir que quelque chose a changé en face de nous, de ne pouvoir comprendre l'étrange qu'en fixant notre attention sur des détails à priori insignifiants.
Dès lors, Amsterdam pourrait même vous sembler venir d'ailleurs. Sans parler de votre propre soeur…ou de vous-même.
La Fracture ne se limite donc pas au récit policier et au drame intimiste, il distille une terreur cosmique, presque métaphysique, la sensation que demain, un trou noir peut s'ouvrir au-dessus de votre tête et qu'en regardant de trop près l'être aimé, il pourrait ne plus être le même.
D'ailleurs, est-on la même personne en tournant l'ultime page de ce roman que celle qui l'a entamé d'un air innocent et détendu quelques heures auparavant ?

Peu de choses sont certaines dans l'univers connu, mais s'il faut s'accorder sur le talent de Nina Allan en tant qu'autrice, alors La Fracture vous offre tout ce que vous devez savoir à ce sujet.
Un chef d'oeuvre de fiction dérangeante et obsédante qui veut faire douter et qui finalement laissera l'univers à sa place, dans le champ des possibles. Tous les possibles. Voire au-delà.
Lien : https://justaword.fr/la-frac..
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