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Critique de karmax211


Je fréquente les romans de Martin Amis depuis - Money, Money - et - La flèche du temps - dans lequel étaient déjà évoqués le nazisme et les camps d'extermination.
- La zone d'intérêt - m'a été suggéré par un ami juif, journaliste, dévoreur de livres, dont la grand-mère a été déportée à Auschwitz et s'est retrouvée lors "d'une soupe" au camp, face à face avec Mengele.
En dépit de l'acuité littéraire de cet ami, de sa relation aux génocides nazis, il m'a fallu quelques années avant d'oser franchir le pas, anxieux que j'étais de tomber sur une "profanation" sous couvert de l'art supposé qu'auréolerait un livre sur la Shoah, qui est, comme il m'arrive souvent de le répéter, LE marqueur de l'histoire de Sapiens, et pas le détail qu'un certain néo-fasciste français a consenti à lui donner du bout de ses lèvres nazillonnes.
Qu'il soit dit d'entrée de jeu que qualifier le texte d'Amis de montypythonien et se limiter à ce seul aspect de son roman, équivaut à ne retenir d'un livre que la forme et passer complètement à côté du fond. C'est aimer ce même livre pour sa reliure ou l'inverse à cause de sa couverture. C'est enfin ignorer que l'apparence n'est rien, qu'elle est trompeuse si l'on renonce à chercher le coeur qui se cache derrière elle, ce coeur au fond duquel baigne la plaie emplie de sang.
L'histoire est chorale et donne successivement la parole à Thomsen, officier SS neveu de Martin Bormann, haut dignitaire nazi et conseiller d'Hitler, lequel Thomsen va tomber follement amoureux d'Hannah Doll, épouse du commandant du camp Paul Doll, surnommé par ses hommes " le vieux pochetron ", et à Szmul, un Sonderkommando ou Arbeitsjude (esclave juif, en général, forcé contre trois mois de survie de participer à la solution finale).
Cette histoire d'amour autour de laquelle évoluent de nombreux personnages va être la première écriture palimpseste de ce roman où la seconde écriture va être celle de l'horreur nazie et du plus grand crime de masse programmé dans l'histoire de l'homme.
Nous sommes à Auschwitz et Doll n'est autre que Rudolph Höss.
La force de l'oeuvre d'Amis est d'avoir su, par un tour de force d'écriture, nommer certains éléments du camp de la mort différemment.
Le Canada ( "Les Entrepôts du Kanada ou les Entrepôts du Canada ou simplement le Kanada ou le Canada sont des entrepôts localisés dans le camp de concentration d'Auschwitz, où toutes les possessions des nouveaux déportés, les Juifs en grande majorité, sont placées dès leur arrivée. L'appellation de Canada fait allusion au pays du même nom, avec toutes ses ressources. Dans le langage du camp, c'est l'endroit où l'on trouve tout.") par exemple est rebaptisé Kalifornia, sans que le lecteur puisse y voir autre chose que ce que c'était vraiment.
Sa force, c'est d'être parvenu à pousser plus loin la caricature, le grotesque, l'abject d'hommes et de femmes qui pourtant s'étaient employés à faire de leur vie ce qu'il y avait de plus caricatural, de plus grotesque et de plus abject.
Et ce faisant, le tour de force d'Amis, c'est de parvenir enfin à nous rendre l'horreur encore plus innommable, encore plus insupportable.
Un nazi à propos de ce qui est censé être ignoré de ce qui se passe dans les camps : " Des secrets ? Quels secrets ? Toute l'Allemagne se bouche les narines..."
À propos de l'odeur : "carton moisi et huile avariée qui nous rappelle que l'homme descend du poisson"...
Dans les camps, l'odeur est partout, tout le temps... la femme de Doll fume, c'est illégal pour les femmes, des Davidoff ;" ça masque l'odeur "...
La neige est teintée de brun...
Après la défaite, les survivants continuent et continueront, dit-elle, de porter l'odeur et de sentir cette odeur sur ceux qui de près ou de loin ont participé ou se sont tus.
Tout est abordé dans le bouquin d'Amis, depuis ce qui a précédé l'arrivée des nazis au pouvoir jusqu'à leur chute et les quelques années qui suivent celle-ci.
Lorsque j'utilise le qualificatif de palimpseste, c'est parce que en première écriture, on peut lire, Doll assistant à une représentation théâtrale avec sa femme :
" Après plusieurs cocktails au bar du théâtre, Hannah et moi rejoignîmes nos sièges au 1er rang. Les lumières faiblirent et le rideau monta en grinçant vers les cintres, révélant une laitière trapue qui se lamentait de son garde-manger vide. Les Bois chantent éternellement traitait d'une famille de fermiers pendant le rude hiver qui suivit le Diktat de Versailles... Hormis quoi, je ne vis presque rien des Bois chantent éternellement. Non que je me fusse assoupi - au contraire - Il arriva quelque chose de fort particulier. Je passai la totalité des 2 heures et demie à estimer ce qu'il faudrait (étant donné la hauteur de plafond prévue contre l'humidité ambiante ) pour gazer le public du théâtre, à me demander quels vêtements pourraient être récupérés et combien pourraient rapporter tous ces cheveux et ces dents en or..."
D'une efficacité glaçante !
En deuxième écriture, on peut lire :
"-Nous nous étonnons de la nature industrielle de la méthode, de sa modernité. Ce qui est compréhensible. C'est très frappant. Mais les chambres à gaz et les crématoires ne sont que des épiphénomènes. L'idée était d'accélérer le processus et de faire des économies, cela va de soi ; sans compter qu'on essayait ainsi d'épargner les nerfs des bourreaux. Les bourreaux... ces roseaux graciles. Mais les balles et les bûchers auraient fait l'affaire, en fin de compte. Ils avaient la volonté.
Il est bien connu que les Einsatzgruppen en ont déjà tué plus d'un million par balle. Ils y seraient arrivés... de cette façon. Des millions de femmes et d'enfants. Par balle. Ils en avaient la volonté.
-Que pensez-vous... de ce qui nous est arrivé ? de ce qui leur est arrivé ?
-Cela leur arrive encore maintenant. C'est un phénomène bizarre, inhabituel. Si je ne dis pas "surnaturel", c'est seulement parce que je ne crois pas au surnaturel. Mais ça donne l'impression d'être surnaturel. Leur volonté. D'où la tiennent-ils ? Leur agressivité est teintée de soufre. Un vrai souffle de feu de l'enfer. Ou peut-être cela a-t-il été au contraire très humain, purement et simplement humain...
Peut-être tout cela arrive-t-il quand on répète constamment que la cruauté est une vertu. Digne d'être récompensée comme tout autre vertu... par des privilèges et du pouvoir. Comment savoir. L'attrait de la mort... tous azimuts. Avortements et stérilisations forcés. Euthanasie... par dizaines de milliers. le goût de la mort est véritablement aztèque. Saturnien.
Oui, moderne, voire futuriste. Ça, mêlé à quelque chose d'incroyablement antédiluvien. Remontant à l'époque où nous étions tous des mandrills et des babouins."
Implacable réquisitoire.
Grâce à un lexique revisité en partie, à une langue dont la muzikalité donne le La à la brutalité, à l'horreur, au ridicule et au grotesque, Amis en fait prendre pour leur grade à ces êtres qui sont sortis de l'humanité, et fait monter d'un cran la répulsion extrême qu'ils nous inspirent.
La Shoah et ses victimes, contrairement à ma peur initiale, conservent tout le tragique de ce que fut leur impensable "destinée".
Pour conclure, je repense à cette phrase répétée de manière obsessionnelle par Doll-Höss :
"Il n'est pas vain de répéter que je suis un homme normal avec des sentiments normaux".
Et en écho les mots de Primo Levi :
"Aucun être humain normal ne pourrait jamais s'identifier à Hitler, Himmler, Goebbels, Eichmann et quantité d'autres."
Magnifique travail de documentation de Martin Amis, dont on peut prendre connaissance en postface.
Un grand bouquin au réalisme fou, à la vérité historique respectée... à ceci près :
" Comme je l'ai dit, au début, au professeur Evans, la seule liberté consciente que j'ai prise aves les faits attestés a été d'avancer de dix-sept mois la défection à l'URSS de Friedrich Paulus ( le commandant défait de Stalingrad ). Hormis quoi, je colle aux faits historiques, à "ce qui s'est fait", dans toute son horreur, sa désolation et son opacité sanguinaire." ( Martin Amis ).
Je remercie Alain Stern de m'avoir orienté sur la piste de ce livre, livre que je vous recommande.



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