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Critique de Creisifiction


«Ils sont privés de ce gigantesque égalisateur de différences qui est l'apanage des citoyens d'une communauté publique et cependant, puisqu'il leur est désormais interdit de prendre part à l'invention humaine, ils se mettent à appartenir à la race humaine de la même manière que les animaux appartiennent à une espèce animale spécifique» (Hannah Arendt)

Catalogue fictif d'écrivains et d'artistes américains (latino et nord-américains) qui, dans leurs oeuvres respectives, se seraient inspirés directement ou, à différents degrés, indirectement, des thèses centrales de l'idéologie du IIIème Reich, LA LITTERATURE NAZIE EN AMERIQUE aurait pu être envisagé comme un ouvrage relevant volontiers du genre parodique, si son humour apparent et pince-sans-rire n'incluait la possibilité d'un grincement de dents imminent chez le lecteur, face à la monstruosité qui sous-tend ses notices biographiques imaginaires (complétées d'un glossaire proposé par l'auteur recensant personnages notoires, lieux, maisons d'édition, livres, et portant le très suggestif titre d'«Épilogue pour monstres»).

Écrivains et artistes américains dont l'existence fictive sera évoquée en toute neutralité, en l'absence de tout jugement de valeur pour ce qui est de leurs parcours ou de leurs motivations personnelles. («La condition humaine» -en dehors bien évidemment des actes commis par les individus et passibles d'être jugés et sanctionnés par la loi-, ne serait-elle après tout «innocente»..?).
Hommes et femmes ayant acquis la conviction intime d'avoir une mission ou un message à transmettre au nom de la sauvegarde, de la vérité et du progrès humains ; pour certains, ce serait, toutefois, avant tout leur origine sociale ou les marques laissées par leur histoire personnelle qui les auraient d'abord conduits à envisager la vie comme un combat permanent, où il n'y a de véritable place que pour les plus forts.
Artistes et écrivains, enfin, qui, à l'image du chilien Carlos Ramirez Hoffman pilotant un hélicoptère chargé de fumée afin de laisser «dans les cieux vides de la patrie», «jusqu'à ce que le vent les défasse», des messages haineux en lettres énormes de fumée, nous confrontent à «[leurs] cauchemars qui [sont] aussi nos cauchemars»…

Cauchemars qui à bien de titres, et à bientôt un siècle de la chute d'un régime concentrationnaire emblématique de toute l'Horreur que la civilisation moderne a été en mesure d'engendrer, continuent de nos jours, malheureusement, à hanter notre imaginaire collectif.
Incarnés dans l'actualité sous de formes, plus ou moins directes ou indirectes elles-aussi, allant d'un culte à l'idéologie, à la symbolique ou à une certaine esthétique nazies (révisionnisme historique, culte de l'image de Hitler, croix gammées..) ou d'actes concrètement perpétrés en son nom (profanation de cimetières, crimes raciaux), jusqu'à des systèmes de pensée plus ou moins organisés et théorisés, totalisants et clivants, qui parfois, tout en niant farouchement toute approximation avec l'idéologie nazie, s'inspireraient cependant de modalités relevant d'un même socle commun (groupuscules divers de la fachosphère, partis politiques extrémistes, mouvances religieuses intégristes), et générant entre autres la production actuelle d'une «littérature» dont par ailleurs se repaissent goulument nos nouveaux dispositifs de communication écrite, virtuelle et directe – à diffusion massive, à distance et en même temps sans aucune distance…
Antisémitisme insidieux («le monde empoisonné par les messages sionistes»), suprémacisme, théories du complot, radicalisation religieuse, fascination exercée par des discours «antisystème», désaveu des institutions publiques traditionnelles («la maladie mortelle rongeait une bonne part du corps de la République »), apologie de la violence, haine de la différence, biais cognitifs et pensée unique…voilà quelques-unes des nouvelles Muses ayant inspiré ce genre littéraire inouï que Bolaño qualifiera génériquement de «littérature nazie», exactement au même titre qu'on pourrait parler d'une « littérature engagée » ou d'une « littérature blanche » ou «noire», etc.. c'est-à-dire, entraînant des codes littéraires précis auxquels les auteurs s'en tiennent dans la construction du récit.

Dans LA LITTERATURE NAZIE EN AMERIQUE, faisant preuve encore une fois d'une imagination torrentielle et extravagante, ainsi que d'une vaste culture littéraire et intertextuelle, Roberto Bolaño échafaude une trentaine d'univers littéraires différents, recense une quantité incroyable d'ouvrages fictifs qui en auraient découlé, et d'autre part, dans une démarche ouvertement borgésienne, s'applique à projeter son lecteur dans un entrelacs souvent inextricable et très surprenant (aussi à d'autres moments, insoupçonné..) entre réalité historique et fiction, entre un nombre colossal d'auteurs imaginaires et d'autres ayant (ou ayant eu) une existence réelle, argentins, uruguayens, brésiliens, colombiens, vénézuéliens, cubains, haïtiens, nord-américains ,et j'en passe !, parmi lesquels figureront notamment l'auteur (Bolaño lui-même étant l'un des personnages de la biographie du chilien «Carlos Ramirez Hoffmann»), ou encore ce sempiternel Jorge Luís Borges, accusé par l'argentin «Juan Mendiluce Thompson» dans la notice consacrée à ce dernier, d'écrire des histoires qui «sont des caricatures de caricatures» et de créer «des personnages stériles d'une littérature dépassée»!!

Roberto Bolaño n'aura jamais cessé d'évoquer dans ses livres la fascination que le Mal continuera toujours, invariablement, à exercer sur la psyché et l'âme humaine, d'en décliner, à travers un style unique, redoutablement sombre et généreusement humain, à la fois cru et lyrique, ses différentes manifestations, imaginaires ou réelles, de dénicher méthodiquement sa présence subreptice et déguisée, de dévoiler ses artifices et les pièges qu'il ne cesse de tendre à la «nudité abstraite» de l'homme face à son destin éphémère et au grand mystère qui l'enveloppe.

C'est à la terrifiante proximité de cette menace qui rode toujours autour, et à l'intérieur de nous-même, que l'immense génie de Roberto Bolaño nous renvoie encore une fois, avec beaucoup d'intelligence et de pertinence, se traduisant ici dans un récit caustique, dépourvu néanmoins de toute dimension manichéenne réductrice, de tout relent nihiliste, fruit d'un talent de conteur et d'un style narratif hors-pairs, où la dérision de l'anecdotique et du particulier le disputent à la noirceur du mirage archétypique partagé par la communauté des hommes.

Dans son best-seller « Sapiens », l'auteur israélien Yuval Noah Harari cite le passage suivant, extrait d'un manuel scolaire de biologie paru en Allemagne, en 1942 : «La bataille pour l'existence est rude et sans merci, mais elle est la seule façon de perpétuer la vie. Ce combat élimine tout ce qui est inapte à la vie, et sélectionne tout ce qui est apte à survivre (…) La biologie ne nous parle pas seulement des animaux et des plantes, elle nous montre aussi les lois que nous devons suivre dans nos vies, et trempe notre volonté de vivre et de combattre selon ses lois. le sens de la vie est le combat. Malheur à qui pêche contre ces lois».
Du point de vue des partisans des théories nazies, les politiques raciales mises en place par le IIIème Reich étaient bien évidemment fondées sur la science, s'inspirant, entre autres, des thèses évolutionnistes prônées par Darwin : loin d'incarner une quelconque expression du Mal, leur application était à leurs yeux censée préserver l'humanité de toute forme de dégénérescence et éviter, à terme, son extinction ! Mais comment expliquer que les principes généraux d'un tel système de pensée eugéniste aient pu s'infiltrer progressivement dans l'esprit de millions d'êtres humains, et plus particulièrement de tout un peuple, aboutissant à la mise en place d'une entreprise d'extermination systématique, massive, d'autres millions de leurs semblables? Par quel phénomène insidieux de capillarité, en finira-t-on par devoir comptabiliser près de 6 millions de juifs assassinés, auxquels se rajoutent des centaines de milliers d'autres "dégénérés": tziganes (plus de 200.000), enfants et adultes handicapés (estimés à 180.000), communistes, témoins de Jéhovah, homosexuels…

LA LITTERATURE NAZIE EN AMERIQUE pourrait à mon sens illustrer parfaitement cette idée développée par certains penseurs, telle Hannah Arendt (dans le chapitre « La pensée raciale avant le racisme » de son brillant essai intitulé «L'Impérialisme»), suivant laquelle certains des principes constitutifs des thèses nationalistes et raciales nazies trouveraient leur filiation première dans un courant de pensée issu du...romantisme allemand ! - mis au service d'une mouvement politique alors en cours pour l'unité nationale allemande. C'est ainsi qu'une certaine «littérature politique romantique » contribuera, selon la formule de Hannah Arendt -encore plus percutante à l'heure actuelle-, à l'émergence «de cet engouement général de la pensée moderne qui permet à pratiquement n'importe quelle opinion de gagner du terrain momentanément».

De filiation en filiation, il ne nous resterait plus qu'à «chercher l'erreur» dans notre contexte présent…Pas besoin de vous faire un dessin, n'est-ce pas?
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